
Les membres de l’Académie française ont rendu hommage à Simone Veil, en parlant de leur « confrère décédée ». Ils ne vont pas jusqu’à dire « consœur », mais ils accordent au féminin ! Un grand pas en avant depuis la notice d’Assia Djebar, entièrement rédigée au masculin1… Dans le même temps, le Premier ministre lance un « Madame le ministre », au JT de France 2. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ça montre que, petit à petit, les gens prennent conscience du fait que le langage est politique. Le fait que l’Académie française n’ait pas osé masculiniser Simone Veil (et ait corrigé presque en cachette la notice d’Assia Djebar !) montre qu’ils sont forcés de s’adapter à une certaine évolution politique — pour le coup, on peut accorder au masculin, vu la présence masculine et l’idéologie masculiniste de l’Académie ! C’était sans doute difficile de masculiniser une figure féministe comme Simone Veil… Quant à Édouard Philippe, en disant « Madame le ministre », il affiche certaines positions politiques. Quand quelqu’un comme lui, de son âge, de sa génération, emploie le masculin pour parler d’une femme ministre, c’est forcément un choix, une condescendance délibérée. Cela montre que, pour lui, être ministre reste un métier traditionnellement masculin : on accepte les femmes mais on les garde sur des strapontins.
Cette sortie n’a pas relancé les débats sur la féminisation, contrairement au fameux « Madame le Président » lancé à l’Assemblée nationale, en 2014, à Sandrine Mazetier2…
« J’en veux à l’Académie française de diffuser ces messages sexistes, conservateurs, réactionnaires. »
Ce n’est pas un sujet nouveau. Les débats, on les a eus ; les arguments sont connus. Maintenant, les gens prennent position. Tout le monde ne prend pas les mêmes positions sur l’égalité et d’autres sujets politiques : pourquoi serait-on d’accord sur le langage ? (...)
Avec le temps, l’Académie française a bien réussi sa politique de communication, si bien qu’il y a encore beaucoup de gens qui pensent que c’est à l’Académie de dire comment on doit parler. Pour ma part, je ne leur reconnais aucun rôle, aucune légitimité — mais il y a tellement de gens qui pensent qu’ils sont légitimes que je leur en veux de diffuser ces messages sexistes, conservateurs, réactionnaires. (...)
on pense spontanément que l’Académie française est légitime à parler de langue française, alors que c’est vraiment une position usurpée. Il n’y a aucun linguiste parmi eux ! Ils ne sont pas du tout cooptés sur la base d’une quelconque formation linguistique. Il y a par exemple Valéry Giscard d’Estaing. En quoi serait-il légitime à dire quelque chose sur la grammaire ? Mais l’incompétence des académiciens remonte bien plus loin. Selon ses premiers statuts, à sa création, l’Académie était censée faire un Dictionnaire, une Grammaire, une Poétique et une Rhétorique. En presque quatre siècles, ils ont bouclé à peine huit éditions de leur dictionnaire et ont édité une seule grammaire, en 1930… immédiatement tournée en ridicule par les linguistes à cause de sa piètre qualité. (...)
L’Académie française a été, depuis sa fondation, un pouvoir politique abusif — d’ailleurs, c’est un peu bizarre qu’une institution, en 2017, se dise légitime en se revendiquant de l’Ancien Régime… Elle a été créée par Richelieu pour prendre le pouvoir sur les lettres et les gens de lettres. Même le Parlement de l’époque ne voulait pas entériner les statuts de l’Académie parce qu’elle était déjà perçue comme un pouvoir abusif ! (...)
On se souvient de la phrase de l’académicien Pierre Gaxotte, en 1980 : « Si on élisait une femme, on finirait par élire un nègre… » (...)
les académiciens n’aiment pas doctoresse parce que ça rime avec fesse. Comment peut-on compter cela comme un argument contre l’accord grammatical ? À ce compte-là, ça rime aussi avec princesse, enchanteresse… Fumaroli ne veut pas qu’on dise rectrice, qui lui fait penser à rectal, alors que tout le monde dit directrice, actrice. Tous ces arguments esthétiques ne veulent pas dire grand-chose ; ce sont juste des questions d’habitude. Un autre exemple de mauvaise foi : dans une interview en 2015, sur Arte, Érik Orsenna a déclaré qu’écrivaine n’était pas un joli terme parce qu’on entendait vaine. Toujours le même pseudo-argument éculé, rejeté par la journaliste, Nadia Daam, qui lui a fait remarquer que dans écrivain on entendait aussi vain. Il n’y avait même pas pensé… (...)
On voit que ce combat se déplace quand on observe l’histoire des mots : par exemple, étudiante est jugé comme un mot extrêmement vulgaire à la fin du XIXe siècle, quand les femmes qui s’étaient battues pour avoir accès à l’université y sont enfin parvenues. Étudiante, ça voulait dire prostituée pour étudiant. Maintenant, plus personne, même pas l’Académie, ne trouve ce mot choquant. Au lieu d’admettre qu’en français tous les noms de métiers s’accordent avec le genre de la personne qui les exerce, l’Académie préfère légiférer au cas par cas, de manière arbitraire. Pharmacienne figure dans le dernier dictionnaire de l’Académie, mais chirurgienne n’est pas admis : allez trouver une logique… (...)
« On ne connaît pas l’histoire de la langue et l’histoire de la normalisation de la langue. Ce n’est absolument pas enseigné à l’école. » (...)
il suffit d’enseigner l’histoire de la langue pour se rendre compte qu’il y a eu plusieurs vagues de masculinisation du français fondée sur des raisons politiques et profondément sexistes, raisons souvent contestées et parfaitement réversibles. On devrait enseigner que la fameuse règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » n’est pas du tout une règle universelle. Ce mythe du masculin comme neutre, qui l’emporterait donc sur le féminin, a émergé au XVIIe siècle. C’est une invention ; contrairement à l’allemand ou à l’anglais par exemple, il n’y a pas de neutre en français. Au moment de cette réforme, à l’âge classique, il y avait des règles concurrentes, beaucoup de variations, et cette règle du « masculin l’emporte » a mis beaucoup de temps à s’imposer. (...)
Le problème, c’est qu’aujourd’hui on fait confiance à des institutions, à des dictionnaires, sans chercher à comprendre comment sont prises les décisions en matière de normalisation du langage. Qui décide de ce qui est correct et selon quels critères ? Nous devons nous saisir du langage ; c’est un enjeu de lutte symbolique. Si ça te paraît important, puisqu’on dit vendeuse, qu’on dise aussi chirurgienne ou professeure, alors il faut se battre pour que cela soit accepté par tous les dictionnaires. (...)
jusqu’à quel point rêve-t-on d’égalité et d’uniformité ? Jusqu’à quel point a-t-on besoin de se distinguer ? Quel genre de société veut-on construire et en quoi le langage y participe ? C’est ce genre de questions qui importe, avant de décider si ça doit s’écrire avec f ou ph. Mon travail n’est pas d’y répondre, mais d’amener les gens à se poser cette question sur des bases solides et d’avoir les moyens de construire des réponses argumentées, documentées, éclairées. J’ai un avis sur cette question, mais c’est surtout un avis citoyen, pas seulement un avis de linguiste : à une question politique, il faut des réponses politiques. L’orthographe est une question politique. La confier à l’Académie, c’est comme confier à l’Église le pouvoir de faire les lois sur la famille, sous prétexte que c’est la tradition ! (...)
En général, ce sont les mêmes qui s’occupent du langage et mènent tous les autres combats, car ils sont parfaitement compatibles ! J’ai l’impression que celles et ceux qui trouvent toujours des combats plus importants ne s’impliquent dans aucun. Bien sûr qu’il faut lutter contre les violences conjugales ! Mais je pense que le symbolique est aussi important, parce que le symbolique peut ajouter des freins ou, au contraire, libérer un potentiel d’imaginaire. Reprenons l’exemple de la féminisation des noms de métier, qui était pourtant une mini-réformette : il s’agissait simplement que les noms de métiers s’accordent en genre avec la personne qui les exerce ! Ça peut paraître tellement anecdotique… Mais quand on regarde la virulence des réactions machistes et les flots d’encre que ça a fait couler, on se dit que oui, c’est important. Le langage contribue à créer le réel.