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Masques : l’État méprise l’organisation spontanée des couturières
Article mis en ligne le 15 mai 2020

Spontané, populaire, efficace : le mouvement des couturières a permis, en pleine pénurie de masques, de pallier les carences de l’État de façon inédite. Mais depuis que le gouvernement a décidé que tout le monde devait être masqué, il tente d’encadrer la production des masques en tissu, au détriment des collectifs de couturières auto-organisées.

C’est une colère qui monte au rythme des ronronnements de machine à coudre. Sur les réseaux sociaux, couturières professionnelles et amatrices échangent photos et vidéos des masques vendus dans les commerces, ou distribués par les collectivités. Chaque modèle décrié a son petit nom : le masque « serpillère » baille au niveau des joues et ne tient pas. Le masque « string », dans un fin tissu blanc synthétique, a des coutures tellement bâclées qu’elles se demandent s’il résistera au moindre lavage. L’affaire a fait scandale à Montpellier (Hérault), où ils auraient été retirés de la vente. À Marcq-en-Barœul (Hauts-de-France), face à la difficulté à commander des masques, la mairie a distribué des kits à assembler soi-même. Sur le groupe de couturières Les petits masques solidaires, une des membres s’emporte contre les masques distribués par la métropole de Bordeaux : « Les coutures sont horribles, le tissu doit être un polyester made in China. À quel moment vont-ils nous faire croire que leur masques cousus à la va-vite avec n’importe quoi sont de meilleure qualité que ceux que nous faisions ? » (...)

Barbara, d’un groupe de couturières solidaire du Tarn, n’est pas convaincue par ceux distribués par sa commune. « C’est un morceau de tissu, pas un masque. Je me servirai des miens », dit-elle à Reporterre. À cela s’ajoutent les questionnements autour des masques réutilisables vendus en grande surface. Certains ressemblent à un fin morceau d’essuie-tout. D’autres semblent bien répondre aux normes des masques chirurgicaux, mais sont délivrés au compte-gouttes, et coûtent environ trente euros la boîte de cinquante. « Nous sommes cinq à la maison, je n’ai pas les moyens », poursuit Barbara.
« On a fabriqué des dizaines de milliers de masques »

Mobilisées pour certaines avant même le début du confinement, les couturières ont organisé en moins d’un mois un réseau de solidarité, pour pallier la pénurie. « On a fabriqué des dizaines de milliers de masques », estime Julie Giorgetti, créatrice du groupe Facebook Les petits masques solidaires. « Au début, c’est une infirmière libérale qui m’a demandé. J’ai posté la photo du masque sur Facebook, elle a été partagée plus de 400.000 fois », raconte-t-elle. Ensuite, des personnels d’hôpitaux et d’Ehpad l’ont contactée. Elle a créé le groupe pour répondre à la demande, énorme. « Je pensais que ça durerait une dizaine de jours, le temps que les masques arrivent. Mais ils n’arrivaient pas et ça a continué. » Le groupe en est aujourd’hui à plus de 15.000 membres. « En quelques jours, on a agrégé des centaines de couturières pro et amatrices », raconte de son côté le collectif à l’origine du groupe Mask Attack, plus de 13.000 membres au compteur. Les masques ont d’abord été distribués à ceux qui étaient obligés de travailler : infirmières, pompiers, livreurs, caissières, chauffeurs de bus… Des groupes départementaux, des cartes pour mettre en contact couturières et personnes ayant besoin de masques ont été créés. Spontanée, leur mobilisation a permis une distribution rapide de masques en tissu auprès de travailleurs qui, sinon, n’avaient aucune protection.

Dans une démarche bénévole mais consciencieuse, les petites mains ont même cherché à améliorer le produit (...)

« On a travaillé avec un ingénieur textile et des infectiologues du CHU de Bordeaux », indique Julie Giorgetti. Mask Attack a collectionné les conseils de soignants et d’ingénieurs. Les retours ont même permis au groupe de développer un modèle particulièrement confortable pour les travailleurs devant le garder quatre heures d’affilée. Le patron été déposé, pour que « son utilisation reste gratuite et solidaire », précise le collectif. (...)

Face à ce mouvement spontané soulignant l’échec de l’État sur cette problématique des masques, la communication du gouvernement a été pour le moins chaotique. Il a d’abord soutenu que le port du masque généralisé n’était pas nécessaire, voire pouvait être contre-productif en cas de mésusage… Avant de changer de braquet courant mars, incitant le grand public à porter des masques dits « alternatifs » en tissu.

Le gouvernement a-t-il compris à ce moment-là que la pénurie allait durer, et que fournir des masques chirurgicaux (qui retiennent plus de gouttelettes que les masques en tissu) à toute la population serait impossible ? Est-il devenu perméable aux médecins et scientifiques qui recommandent le port du masque dans la population ? Y a-t-il vu une opportunité pour l’industrie textile française ? Reste que ce changement de discours s’est accompagné d’un progressif encadrement de la production.

Le 27 mars, l’Afnor a donc publié un référentiel [1] afin de guider industriels et particuliers. « Pour être honnête, bien que ces initiatives solidaires soient magiques, elles m’ont rendue un peu folle, confie Rim Chaouy, qui a piloté le projet masques barrières de l’Afnor. Je voyais notamment les gens reprendre le modèle du CHU de Grenoble, qui n’avait pas de bonnes capacités de filtration à cause de la couture sagittale [au milieu du visage]. Il fallait apporter une solution aux personnes qui n’étaient pas au contact de malades du Covid-19, tout en encadrant. »

Deux jours plus tard, le 29 mars, après un avis de l’Agence nationale de sécurité du médicament, le gouvernement créait, via une « note d’information » interministérielle, deux nouvelles catégories de masques en tissu « exclusivement réservés à des usages non sanitaires » :

Des masques filtrant à plus de 90 % pour les personnes en contact avec du public ;
Des masques filtrant à au moins 70 % pour l’ensemble de la population.

Les industriels souhaitant fabriquer ces masques doivent les faire tester par l’Institut français du textile et de l’habillement (IFTH) et le laboratoire de la Direction générale de l’armement (DGA), avant de pouvoir apposer un logo « filtration garantie ». Finalement, le 28 avril, en présentant le plan de déconfinement, Édouard Philippe consacrait ce masque « grand public », annonçant qu’il serait obligatoire dans les transports en commun et recommandé dans de nombreuses situations (...)

Les couturières se sont vite senties mises à l’écart par cette reprise en main officielle. La confusion a d’abord régné : le coût d’un test est au minimum de 1.100 euros, inaccessible pour une couturière. Était-il encore possible de donner ou vendre leurs masques, non testés ? La secrétaire d’État Agnès Pannier-Runacher, en charge du dossier, à dû rassurer les artisans : pas de tests obligatoires pour eux… Mais ils ne peuvent donc pas apposer le logo du gouvernement. Et ce n’est que le 11 mai qu’une foire aux questions, sur le site du ministère de l’Économie, est venue clarifier le statut des différents types de masques.

Logo et tests restent réservés aux industriels (...)

Chez les couturières, on s’interroge : tout cela viserait-il à privilégier les gros fabricants, alors que s’ouvre à eux le lucratif marché des masques grand public ?

D’autant que certaines de leurs pratiques, elles, manquent d’encadrement. « Certaines entreprises ont fait appel au bénévolat », dénonce Chistie Bellay, porte-parole du regroupement de couturières « Bas les masques ». (...)

alors que le masque est désormais obligatoire dans certaines situations, elles estiment qu’il devrait être gratuit. Beaucoup dénoncent le choix du gouvernement de ne pas encadrer les prix des masques tissus. (...)

L’UFC Que Choisir a fait le calcul pour les masques jetables, vendus à soixante centimes l’unité dans la grande distribution : le coût pourrait dépasser les deux cents euros par mois pour une famille. Or « si certains consommateurs renoncent à cause de leur prix à en porter, ou les utilisent plus longtemps que ce qui est prescrit, où sera l’efficacité ? », s’interroge l’association de consommateurs.

Face à ce problème d’accessibilité, les couturières ont adopté des stratégies diverses : Mask Attack défend la gratuité et destine sa production en priorité aux plus précaires. D’autres soulignent qu’il faut acheter la matière première, et trouver le temps de gagner sa vie… « Nous avons fini par autoriser la vente de masques sur le groupe, avec un prix maximal de cinq euros, mais on privilégie le troc », indique Julie Giorgetti des Petits masques solidaires. Ainsi, les personnes auxquelles un masque est offert sont invitées quand elles peuvent à donner en échange des fournitures pour que les couturières puissent fabriquer d’autres masques, et ainsi poursuivre la chaîne de solidarité. (...)

« Le principe est l’efficacité collective, dès que l’on met quelque chose devant la bouche, c’est mieux que rien », appuie le docteur Jonathan Faivre, du collectif de médecins qui a créé le site Stop-postillons, pour défendre le port de masques par tous. « Mais en n’encourageant pas cela dès le départ, l’État a empêché son développement massif », regrette-t-il. « Et en plus il a complètement raté sa communication sur le sujet. Les gens n’ont pas compris que ce n’est pas pour se protéger soi-même, mais les autres. Il n’y a pas de spot de publicité grand public sur le port du masque, il n’y a toujours pas le masque sur les affiches sur les gestes barrières. » (...)