
Le Sinaï, où vit une population bédouine marginalisée, est confronté à une insurrection djihadiste galopante. La répression brutale des autorités se révèle contre-productive.
Personne n’a encore revendiqué ce mardi l’attentat le plus meurtrier de l’histoire de l’Egypte, perpétré par plus d’une trentaine d’assaillants. Au moins 305 personnes ont été tuées et une centaine d’autres blessées vendredi dans cette attaque visant une mosquée du Sinaï, à Bir al-Abed. Entre le canal du Suez et la frontière israélienne, ce territoire désertique qui fait la jonction entre l’Afrique et l’Asie est devenu en quelques années la zone la plus instable de l’Egypte, affligée d’une guerre qui ne dit pas son nom.
S’agit-il du groupe Etat islamique ? Son drapeau a été brandi lors de l’attaque, selon les témoignages de certains rescapés. Un nouveau palier a en tout cas été franchi dans l’horreur au Sinaï, où l’armée égyptienne se révèle depuis plusieurs années incapable de mettre fin à une insurrection djihadiste particulièrement bien ancrée.
Une population déboussolée
La population bédouine locale, d’origine arabique, ne s’est jamais remise de l’instauration des frontières israéliennes, jordaniennes et saoudiennes convergeant vers le Golfe d’Aqaba, puis de leur fermeture. Son isolation s’est accentuée avec l’occupation israélienne, qui a duré de 1967 à 1982, portant un nouveau coup au commerce transfrontalier local dont elle a toujours vécu. La marginalisation de cette population n’a jamais cessé, alors qu’elle qui survit essentiellement, dans sa partie nord, grâce aux trafics en tout genre. (...)
Le Nord Sinaï se trouve dans une situation économique et politique difficile, et c’est sur terreau que prospère les djihadistes, rappelle Clément Steuer, chercheur en sociologie politique et spécialiste de l’Egypte. La gestion sécuritaire et militaire très dure de la guérilla a poussé une partie de la population dans les bras des insurgés." (...)
Les musulmans ne sont pas épargnés, comme l’a démontrée l’attaque de vendredi contre une communauté soufie. Les djihadistes considèrent ces sunnites ayant des pratiques mystiques comme des hérétiques. "Ils ne supportent pas le message d’ouverture et de partage de cette islam vécu dans la spiritualité, fait valoir Eric Geoffroy, islamologue spécialiste du soufisme. Les soufis posent d’autant plus problème qu’ils sont plutôt loyaux à l’Etat égyptien." (...)
. La brutalité aveugle de la répression tous azimuts de la moindre expression islamiste, après la chute en 2013 du président Mohamed Morsi, a d’autant plus renforcé les rangs djihadistes qu’elle a exclue dans un premier temps toute collaboration avec les tribus locales.
"Le pouvoir central n’arrive pas à maîtriser cette zone. Ils ont envoyé l’armée, et l’armée de l’air notamment, pour montrer à la population qu’ils réagissaient, a indiqué sur France Culture Anne-Clémentine Larroque, auteur de Géopolitique des islamismes, aux PUF. Il faudrait aussi avoir une politique sociale et économique en amont beaucoup plus forte, parce que le chômage et la fracture sociale expliquent aussi pourquoi le djihadisme a tant d’impact dans cette région." (...)
Pour faire face à des attaques devenues continuelles, les autorités ses sont rapprochées récemment de certaines tribus. C’est notamment le cas de celle de Sawarka, dont faisaient partie les soufis visés vendredi. "La stratégie a changé, a ainsi tweeté Samuel Tadros, chercheur à l’Institut Hudson. Il y a plus de partenariat avec les tribus du Sinaï (...) pour corneriser l’EI." Huit tribus ont d’ailleurs promis, après l’attaque, dans un communiqué, d’accroître leur collaboration avec les forces de sécurité.
Le chemin de la pacification sera long à parcourir. L’armée égyptienne n’a qu’un contrôle limité du territoire, face à un adversaire qui maîtrise l’art de la dissimulation. Le rattrapage des erreurs stratégiques, notamment la destruction de villages entiers, qui a profité aux recruteurs djihadistes et braqué certaines tribus, sera long. Si tant est qu’il ait vraiment été enclenché. Le président Abdel Fattah al-Sissi a promis de "venger les martyrs" de Bir al-Abed avec une "force brutale".