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Orient XXI
Mauvais remake à l’aéroport de Kaboul
Simon Pierre Doctorant en histoire de l’islam médiéval,
Article mis en ligne le 25 août 2021

Dimanche 15 et lundi 16 août 2021, les forces afghanes pro-occidentales se sont évaporées de Kaboul. La route de la frontière pakistanaise était déjà entre les mains des talibans, laissant des dizaines de milliers de collaborateurs des armées et administrations d’occupation de l’OTAN à la merci des événements.

Les scènes à l’aéroport de Kaboul nous ont rappelé 1975 et l’abandon des centaines de milliers de partisans de la présence américaine et du régime sud-vietnamien à la répression du nouveau Vietnam prosoviétique. Certaines photos, restées dans les mémoires, ont montré les dizaines de milliers de boat people qui tentèrent de rejoindre l’Occident durant les années suivantes. Par intérêt, conviction ou tout simplement par besoin, ils avaient œuvré à soutenir et renforcer l’empire plutôt que la résistance anticoloniale.

Cet abandon n’est pas seulement une réédition de 1975. Il fait aussi écho au sort des harkis que l’État et l’opinion française abandonnèrent pour leur grande majorité à l’été 1962, alors qu’on rapatriait en urgence des centaines de milliers de personnes.

La gestion de l’aéroport de Kaboul au moment de l’entrée des talibans dans la ville n’a pas différé de ces honteux précédents. Le comble étant que les insurgés d’hier ne montrent aucune animosité particulière à l’égard de l’armée américaine, alors même qu’elle occupe encore, avec un naturel déconcertant, l’aéroport international du pays et organise assez tranquillement son évacuation. Se faisant, Washington donne à son armée comme principale mission d’en défendre l’entrée aux Afghans qui, la veille encore, travaillaient à soutenir sa présence. Et les talibans de s’employer eux aussi à interdire l’accès des gens à l’aéroport, « au nom de l’honneur » disent-ils, pour donner du sens et de la contenance à cette collaboration.

Une discrimination institutionnalisée

Pourtant, cette discrimination est tout à fait institutionnalisée : alors que des centaines de Français étaient réfugiés dans l’ambassade de France, ils ont appris que leurs collaborateurs afghans — les seuls à vraiment risquer leur vie — ne pouvaient être évacués. En effet, les hélicoptères américains utilisés pour rallier l’aéroport n’avaient purement et simplement pas le droit d’embarquer quiconque n’était pas ressortissant d’un pays de l’OTAN (ou assimilé) ; le protocole officiel de l’US Army l’interdisait. (...)

Alors que des dizaines de personnes étaient mortes dans la cohue en tentant d’embarquer à bord des avions qui stationnaient sur la piste, les militaires sur place ont passé près de 24 h à repousser comme des insectes les milliers de familles qui tentaient de s’imposer à eux. Le prétexte, disait-on, était d’éviter les pillages. Heureux sommes-nous de vivre dans un monde où des militaires tirent à balles réelles sur des partisans des Occidentaux pour les faire évacuer un aéroport, dans le but avoué de protéger les boutiques des marques occidentales. Et le gouvernement américain d’annoncer l’envoi de milliers de renforts supplémentaires pour sécuriser l’aéroport dans un pays qui, rappelons-le, est aujourd’hui administré par leurs ennemis d’hier.

Les tirs de sommation contre ces anciens collaborateurs des armées occidentales ont fait plusieurs morts, ce que l’armée américaine a dû reconnaître sans toutefois donner aucun détail. Mais l’affaire n’était pas terminée : sur la piste elle-même, une foule terrifiée tentait par tous les moyens de s’agripper aux ailes d’un avion militaire où, à l’évidence, personne ne voulait les faire monter.
Protéger des boutiques de luxe

Pour une raison qui ne sera sans doute jamais élucidée, le pilote a décidé de négliger la présence de ces vies humaines, ou alors a reçu un ordre de décollage de la tour de contrôle, alors qu’une dizaine de personnes était encore agrippées à la carlingue. (...)

Al-Jazira a compté une dizaine de corps des malheureux qui sont retombés un peu partout dans la banlieue de Kaboul, sans doute de plusieurs avions différents. Ce crime qui dépasse la qualification d’homicide par négligence a été presque complètement passé sous silence dans les médias occidentaux, autant que le nombre de civils abattus comme des chiens enragés au bord de l’aéroport, et des circonstances exactes de ces tirs. (...)

les témoins qui ont filmé les exactions de l’armée américaine se sont vu confisquer leurs téléphones, souvent brutalement brisés à terre, ou ils ont été contraints d’effacer les images prises. (...)

en 1937, en 1962 et 1975, comme en ce dimanche 15 août 2021, à défaut d’une bonne origine nationale, le collaborateur d’hier est subitement devenu un « immigrant irrégulier ». (...)

Imposer sa présence et sa civilisation, sa promesse de progrès social et d’enrichissement économique… et puis partir lâchement en laissant derrière soi, livrés à l’angoisse terrible d’une mort probable, tous ceux qui avaient servi dans cette entreprise ? Comment une telle injustice néocoloniale de tri racial et national à l’évacuation peut-elle se doubler d’une invocation à éviter les pillages ? Comment oser discourir à propos de « l’immigration irrégulière », ou évoquer « l’argent perdu », tant ces gens seraient voués à la corruption, à la faiblesse et à l’incompétence ? Comment peut-on en arriver à exécuter ses propres agents une fois qu’on n’en a plus besoin ? Entendra-t-on bientôt dans les médias que ces collaborateurs étaient tous des criminels de guerre et des corrompus ? Il semble que ça a commencé. (...)

Les puissances occidentales ont préféré par facilité, par ignorance et par confort intellectuel et moral assujettir le peuple afghan à des élites urbaines en infantilisant ces dernières, tout en leur inféodant un immense monde rural dépeint comme l’archétype de la sauvagerie. En définitive, leurs dirigeants et leurs sociétés ont refusé de leur donner le droit de choisir à quel usage il convenait d’utiliser l’argent et les équipements qui étaient nécessaires à la survie de ce que l’on faisait mine de construire là-bas : ce qui sous-tend leur puissance et leur domination économique sur le monde.
Un contrôle abandonné aux talibans

Le plus estomaquant dans cette affaire, c’est qu’à partir de lundi 16 août, ce sont les talibans qui ont été chargés de filtrer les flux sur la route de l’aéroport, puis, très vite, de contrôler les portes de l’aérogare. Les anciens ennemis sont donc devenus des collaborateurs. Ce sont désormais les troufions de « l’Émirat islamique » qui se chargent de détruire les téléphones de ceux qui filment la situation de l’aéroport.

Comment être témoin et complice d’une scène aussi misérable, honteuse, indigne, sans s’effondrer ? N’est-ce pas un message explicite pour affirmer que n’importe qui pourra se livrer aux exécutions sommaires de nos agents — criminels comme innocents —, comme ça leur conviendra, que nous n’en avons plus rien à faire. Mieux, ne sommes-nous pas tout simplement en train de leur signaler que nous serions soulagés de ne pas avoir à accueillir ceux qui auraient survécu aux lynchages et à 5 000 km de routes clandestines ?