
Peut-on imaginer un monde économique sans croissance ? Au niveau de la pensée économique, certaines voix soulignent que l’idée de croissance économique ne peut plus être crédible en raison du lien entre croissance et dérèglement climatique. L’économiste Mireille Bruyère, professeur à l’université Toulouse-2, membre du collectif Les Économistes Atterrés, défend dans un grand entretien accordé à Feat-Y le concept de « décroissance productive », impliquant une refonte profonde du mode de production car pour elle, la production est au cœur du capitalisme et vouloir modifier le mode de consommation est insuffisant face aux défis du changement climatique. Interview.
M.B : La transition, la bifurcation productive va demander une orientation différente des flux d’investissement. C’est une évidence. La question est qu’il ne suffit pas simplement de défiscaliser et ainsi de laisser en l’état le système actuel de financement. On a besoin d’une politique plus ambitieuse, mais aussi peut-être plus coercitive concernant les investissements, comme interdire par exemple immédiatement les investissements dans les énergies fossiles. Ça demande un contrôle plus grand des banques qui tiennent actuellement un double discours, à savoir qu’elles disent s’engager dans la transition écologique, dans la croissance verte, mais en même temps, elles continuent de soutenir des entreprises exploitant des énergies fossiles en espérant qu’un investissement dans un projet écologique mineur occultera les investissements colossaux dans les énergies fossiles.
Il faudrait démanteler les grandes banques. Dans un premier temps les mettre sous tutelle, temporairement nationale, avec l’hypothèse de soutenir une orientation plus écologique. Ça demande un changement politique majeur. Il faudrait réorienter leur finalité, en direction des territoires, pour qu’elles refassent un travail de financement bancaire en connaissance de l’écosystème des territoires, pour financer des investissements, par exemple, dans le parc éolien issu d’initiatives citoyennes. Une politique de financement beaucoup plus décentralisée et territorialisée car actuellement, on ne voit pas comment, avec ce système bancaire et les marchés financiers, axé sur la recherche du profit, de la rentabilité, on peut arriver à une bifurcation productive. (...)
Mais il faudrait également des financements pour démanteler certaines activités qui doivent s’arrêter, et non pas être transformées. Je prends souvent l’exemple d’Airbus. La bifurcation demande que le transport aérien diminue, pour devenir un transport avec des usages plus restreints (familiale ou sanitaire par exemple), et non pas des usages de tourisme de masse par exemple. Cela va demander un démantèlement d’une partie des activités d’Airbus. Il faudra accompagner les travailleurs de ce secteur, à travers de la formation en direction d’activités moins productives. (...)
la crise écologique a la même origine que de l’augmentation des inégalités, de la précarité, des bas salaires. C’est sur le capitalisme, qui est un rapport social de production dont l’autre face est le consumérisme. Et pour répondre à la fois aux inégalités et à la crise écologique, il suffit de transformer profondément ce rapport social de production qu’est le capitalisme, basé sur la recherche d’accumulation, de profit mais encore plus profondément sur la recherche d’une maitrise technologique totale du monde, de la vie, des autres.
Il y a donc derrière les rapports sociaux institués dans l’économie et par l’économie, une visée plus politique, plus anthropologique, de vouloir toujours développer plus de modes de production, d’outils fortement intégrés, plus puissants, plus efficaces, mais à des coûts écologiques et humains considérables. Il ne s’agit pas de revenir à la bougie, mais il s’agit de pouvoir produire d’une autre manière, en se basant sur d’autres pratiques fondées sur d’autres visées politiques. Des principes reposant sur la capacité qu’ont les travailleurs de pouvoir s’approprier leurs outils de production. Pas seulement en termes de propriété, mais aussi de connaissance. (...)
On produira toujours les mêmes valeurs d’usage (se loger, s’habiller, se nourrir…). On aura toujours besoin de véhicules pour se déplacer. Il n’est pas question de revenir en arrière. On produira d’une manière plus sociale, qui permet de préserver une forme d’égalité et de démocratie dans le travail et de limiter plus fortement les impacts sur la nature.
Il faut augmenter les bas salaires et en même temps, réduire les hauts salaires. À partir d’un certain seuil, on sait que la responsabilité dans les émissions de gaz à effet de serre est très inégalement répartie et suit avec une très forte corrélation le niveau de revenu. Il n’est pas question d’augmenter les salaires à partir d’un certain seuil. Il faut même les diminuer. (...)
La question du nucléaire n’est pas uniquement une question économique, même si c’est une production à base d’énergies fossiles, tant il est bon de le rappeler. Les aspects physiques du nucléaire ouvrent à une réflexion de nature philosophique puisqu’on sait qu’un accident nucléaire n’est pas probabilisable. Pour faire un calcul coût/bénéfice en économie, on va calculer les coûts d’une action, d’un engagement par rapport aux avantages que cela procure. Tout cela demande à être quantifié en termes économiques. Et on va mettre en probabilité le risque d’accident. Or, le problème est que les coûts d’un accident nucléaire sont incommensurables. C’est la limite de la mesure. On ne peut pas mesurer, sur le territoire français, l’effet d’un accident nucléaire car il supprimerait beaucoup de vies humaines et rendrait inhabitable pour des milliers d’années une partie du territoire (...)
Il faut une réflexion plus générale de la société. Dans quel type de société nous voulons vivre ? Et à partir de là, nous devons choisir quelle énergie à exploiter. Pour ma part, j’estime qu’une société conviviable, avec de faibles inégalités, sobre au niveau énergétique, ne peut pas être compatible avec le nucléaire car ce n’est pas seulement une énergie, mais aussi un système qui va engager une très forte centralisation (...)
Ensuite, la question de la transition énergétique se pose souvent sous un seul mode. C’est-à-dire, seulement dans le cadre d’un maintien notre niveau de consommation, quitte à relancer temporairement le gaz le temps de trouver des moyens de maintenir ce niveau comme c’est le cas aujourd’hui. Dans ce cadre-là, il n’y a pas beaucoup d’options. On sait que les énergies renouvelables ont pour « inconvénient », notamment aux yeux du capital, d’être intermittentes, discontinues. Comme elles ne peuvent pas, ou très difficilement, relever le défi de produire de manière continue une quantité aussi élevée d’énergie, on voit mal comment faire une transition sans le nucléaire parce que la question est posée dans un seul cadre, celui du capitalisme et de sa nécessaire croissance énergétique.
Il faudrait poser la question en changeant le cadre et dire « quelle société nous voulons ? » et « quel type d’énergie nous voulons ? ». Si on réfléchit à une société plus démocratique et conviviale, relocalisée, avec des systèmes productifs à taille humaine, etc. alors la condition de la baisse de la production d’énergie et la question de l’intermittence peut tout à fait être envisagée. Ça ne signifie pas une perte, un recul, comme on l’entendit dire trop souvent, un retour aux années 50-60. On ne reviendra jamais dans les années 50, c’est un argument de paresseux que de dire cela à ceux qui pensent comme moi qu’il nous faudrait aussi une sobriété énergétique. Même si on fait une bifurcation sous le mode de la sobriété, on produira certainement moins que maintenant mais cela n’aura rien à voir avec les modes de vie des années 60. (...)
Une partie de la production devra être réorientée vers la réparation artisanale.
Dans le champ de l’économie, la décroissance productive doit être distinguer de la décroissance économique car cela appelle à des discussions théoriques assez complexes à présenter. Mais ce qui est clair, c’est que la bifurcation écologique demandera de moins produire et de moins consommer. On peut l’appeler sobriété productive de consommation, si vous voulez. Quels seront ses effets sur les prix et les coûts économiques de la matérialité de la production et de la consommation ? C’est un débat très complexe mais qui est suffisamment important, à l’intérieur du champ des économistes. En tout cas, pour éclairer le débat public, il faut se mettre en tête qu’il y aura à moins produire et à moins consommer, mais cela n’aura pas le même impact selon la classe sociale. L’effort devra être plus important pour les plus riches. (...)
On a écrit, avec les Atterrés un livre, De quoi avons-nous vraiment besoin ?, et on insiste beaucoup sur la relation entre mode de production et mode de consommation. Il ne s’agit pas de faire la transition en disant : « Il faut transformer notre mode de consommation et le système productif suivra ». Pas du tout ! Le système productif produit les demandes dont il a besoin. Il faut s’attaquer au rapport social de production, qui est le cœur du capitalisme. Le capitalisme est né avec le rapport de production fondé sur le productivisme et le salariat. C’est sa base. Le consumérisme a suivi tardivement. La société de consommation, c’est à partir des années 60. Bien après la naissance du capitalisme. C’est pour cela que pour bifurquer, il faut renverser ces modes sociaux de production fondés sur la soumission des salariés, la propriété privée abusive et la maitrise technologique du monde.