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Monde d’après : augmenter le temps de travail ou créer des emplois (décents) ?
Par Guy Démarest, docteur en sciences économiques, membre du réseau Roosevelt
Article mis en ligne le 15 mai 2020

Quel scénario pour le déconfinement, en ce qui concerne l’emploi ? Gouvernement et medef pensent déjà au « rattrapage » et aux heures supplémentaires, jusqu’à 60 heures par semaine. Piste cohérente ou erreur de diagnostic ? Pour les économistes dominants, l’emploi dépend d’abord de la croissance et des salaires. Je défends l’idée qu’il dépend surtout du temps de travail.

Nombre de gouvernements ont recours à une réduction du temps de travail conjoncturelle pour faire face à la crise économique née de la pandémie de covid-19, avec succès. En France, une ordonnance du 25 mars, inspirée de l’expérience de Kurzarbeit allemande (2008-2010), a organisé le chômage partiel. 10 millions de personnes sont entrées dans le dispositif en France, ce qui a permis d’éviter une flambée de chômage telle qu’elle a lieu aux États-Unis, avec 26 millions de nouvelles inscriptions lors du premier mois de la crise.

Si les jours présents semblent bien sombres, beaucoup proposent des scénarios pour esquisser le monde d’après. Mais ces scénarios ne nous conduisent pas tous vers des jours (plus) heureux… Le patronat a d’ores et déjà obtenu de la ministre M. Pénicaud la possibilité de faire travailler les salariés français jusqu’à 48 heures par semaine au lieu de 44 (en moyenne sur 12 semaines consécutives), avec des pics possibles jusqu’à 60 heures par semaine, à titre de « rattrapage » après l’épidémie. Est-ce un scénario pertinent pour l’emploi ?

Travailler 48 heures par semaine, un bon scénario pour l’emploi ?

L’histoire économique permet d’apporter quelque éclairage sur cette question, si on la relit avec des lunettes neuves. Les économistes libéraux, ceux du courant dominant, restent convaincus que la variable décisive de l’emploi est le niveau des salaires, ou plus largement le coût du travail : pour créer des emplois dans le monde d’après, il serait donc nécessaire de revenir sur les 35h, pour payer autant des gens qui travailleraient plus longtemps qu’avant la crise. Bruno Retailleau (LR) propose par exemple la semaine de 37h.

L’économiste britannique John Maynard Keynes a cependant montré que la variable décisive de l’emploi n’est pas le salaire mais le niveau de l’activité économique. (...)

Si le PIB triple, l’emploi ne triple pas : si la productivité d’une heure de travail triple elle aussi, un niveau d’activité économique trois fois plus gros ne requiert pas davantage de travail humain mais un volume identique. Si la durée effectivement travaillée en moyenne reste inchangée, l’emploi stagne. Si elle diminue, l’emploi s’accroît.

La variable décisive du niveau d’emploi est donc la durée moyenne effectivement travaillée, selon son rapport au volume de travail nécessaire chaque année. (...)

La variable décisive de l’emploi : le salaire, la croissance ou le temps de travail ?

Que nous apprend ce nouveau modèle d’analyse de l’emploi pour les cas de choc conjoncturel comme celui que nous vivons ? Tout d’abord, il faut prendre en compte le fait que le choc sur le PIB est en partie amorti par un recul temporaire de la productivité horaire : face à une récession, les entreprises gardent leurs salariés en poste dans un premier temps, même s’ils travaillent moins, et ne s’en séparent que si la dégradation conjoncturelle se confirme (notion de « cycle de productivité »). Mais la généralisation des principes du capitalisme actionnarial pousse les firmes à raccourcir ce délai pour maintenir la rentabilité du capital – et les revenus des hauts dirigeants – en sacrifiant l’emploi dans une optique de court terme.

Dès lors, si la productivité horaire du travail revient rapidement à son niveau antérieur, l’amortisseur fonctionne peu et le choc sur le PIB se répercute rapidement sur le volume de travail nécessaire, qui chute dans la même proportion. La seule manière de préserver l’emploi est alors de faire baisser rapidement la durée moyenne du travail : c’est précisément ce en quoi consiste le chômage partiel, qui démontre aujourd’hui son efficacité. Car ce mécanisme a de multiples avantages, il évite la flambée du chômage mais aussi la perte de savoir-faire des salariés, la désorganisation des équipes, et il facilite le redémarrage économique une fois le choc passé5.

Sans ce dispositif, on peut se faire une idée de ce qui serait advenu en France. (...)

Si la durée du travail avait été maintenue sans chômage partiel, l’emploi aurait reculé de 8,5 % provoquant, dans le seul secteur privé, 1,6 millions de chômeurs supplémentaires et portant le taux de chômage de 8,67 à 14 % des actifs8.

À titre d’illustration, en Grèce, alors que le PIB a chuté de 26% de 2008 à 2013, la productivité horaire et la durée moyenne effective du travail ont peu diminué, de respectivement 7,6% et 2%9. Le choc sur l’activité a ainsi été transmis en grande partie à l’emploi (-18,5%), provoquant une explosion du chômage, qui a culminé à 28 % des actifs en juillet 2013. (...)

Le gâteau visible et le gâteau caché

L’évolution ultérieure de l’emploi dépendra par conséquent de l’évolution de la durée moyenne effectivement travaillée. Sans réduction significative, l’emploi croîtra (trop) lentement et le chômage demeurera élevé.

Or, en France comme dans les autres nations riches, la tendance séculaire à la réduction de la durée moyenne du travail a été interrompue, bien qu’avec des calendriers différents, par l’instauration des politiques de l’offre (...)

l’actuel gouvernement peut miser sur le ralentissement démographique pour stabiliser le chômage et le voir revenir à un taux de 7% (au sens étroit) en 2025, tout en menant une politique de compression des coûts salariaux qui n’agit pas sur la variable décisive de l’emploi. Une telle politique gonfle les profits des entreprises, ce dont le gouvernement peut attendre un éventuel bénéfice électoral. Mais elle ne permet pas d’envisager le retour à un plein-emploi effectif, soit un taux de chômage ramené à 2 ou 3 % comme durant les Trente glorieuses.

Macron promet 7% de chômage en 2025, mais pas mieux

Or, avec la fin du chômage partiel, la durée moyenne travaillée va vite revenir à son niveau et à sa tendance d’avant le choc, si aucune inflexion en sens contraire n’est donnée. La baisse conjoncturelle de la durée effective du travail aura pris fin mais le PIB et le volume de travail nécessaire ne se redresseront que progressivement, et encore dans les scénarios les plus optimistes, car le déconfinement sera progressif, et ses modalités concrètes et son calendrier restent encore incertains13.

Dans un tel contexte, l’effet sur l’emploi d’une remontée brutale de la durée moyenne travaillée, revendiquée par le patronat, sera désastreux pour l’emploi. (...)

Dans les débats qui animent les économistes sur le temps de travail, il y a peu de points qui semblent établis mais il en est un, qui est que l’essor des heures supplémentaires a un effet négatif sur l’emploi15.

Enrichir la croissance en emplois appauvrissants ...

Pour « enrichir la croissance en emplois », le gouvernement pourra alors laisser les entreprises libres de multiplier les emplois à temps partiel, notamment dans l’hôtellerie-restauration et la grande distribution, en fermant les yeux sur les conséquences sociales. Certes, le chômage reculera statistiquement (au sens étroit), mais un emploi à temps partiel étant un emploi à salaire partiel, cette « victoire » de façade sera payée par tous ceux qui auront de plus en plus de mal à vivre décemment de leur emploi.

Il pourra également laisser se creuser encore les inégalités des revenus pour se rapprocher du modèle de société des États-Unis, dont la great job machine repose largement sur les nombreux emplois que les plus riches et le haut des classes moyennes peuvent se payer à moindre frais, car effectués par des travailleurs sous-qualifiés et sous-payés, le plus souvent dans les services. Deux scénarios bien sombres.

... ou en emplois décents ?

La seule voie désirable socialement pour créer massivement des emplois, dans un contexte où le volume de travail nécessaire croîtra très lentement, est de reprendre la tendance historique à la réduction de la durée moyenne du travail : ne pas réduire conjoncturellement la durée du travail en cas de choc mais structurellement pour s’adapter à la faiblesse durable de la croissance. (...)

De surcroît, cela permettra de répondre à la vague de chômage technologique provoquée par l’intelligence artificielle, si elle a les effets que certains redoutent. Nos sociétés doivent apprendre à créer les millions d’emplois décents qui leur font cruellement défaut dans un contexte de croissance faible : croissance faible du gâteau visible, le PIB, mais croissance également faible ou insuffisante du gâteau invisible16, celui du volume de travail nécessaire. Cela implique de tourner le dos aux politiques libérales qui compriment les salaires et réduisent leur part dans le revenu national (le PIB). (...)

Autoriser les employeurs à augmenter fortement les horaires de travail des salariés en poste causera une nouvelle vague de chômage. Le seul « rattrapage » qui aura alors lieu sera celui des profits et des dividendes, mais uniquement sur un horizon court. Car l’affaiblissement supplémentaire de la croissance et de la cohésion sociale qui en résulteront nous empêcheront efficacement de résoudre les défis que nos sociétés doivent urgemment relever, prioritairement réparer le lien social et nous engager effectivement dans la transition écologique.

Réduire le temps de travail : la politique la plus efficace et la moins chère mais pas la plus facile

Il reste que la réduction du temps de travail est une politique délicate à mener. Son résultat tient tout entier dans les modalités de sa mise en œuvre (...)

De plus, il est évident que cette nécessaire réorientation de la politique de l’emploi en appelle d’autres. Car il n’est pas envisageable de mieux répartir le travail sans mieux répartir les richesses, sans renverser la tendance à l’accroissement de la part des profits des revenus du capital au détriment des revenus du travail, qui est à l’œuvre dans l’ensemble des pays riches et émergents depuis bientôt 40 ans ; sans mettre fin aux excès de la mondialisation, qui fragilise les systèmes productifs, et qui met en concurrence les salariés du monde dans tous les secteurs en laissant les capitaux se déplacer à la vitesse d’un clic, mettant ainsi en compétition les législations nationales et les systèmes sociaux ; sans changer de regard sur l’entreprise, qui ne doit plus être considérée comme une poule aux œufs d’or au service exclusif de ses plus hauts dirigeants et de ses actionnaires mais comme un collectif de travail humain, socialement utile, nécessaire à la collectivité mais également responsable des effets sociaux, environnementaux et pour tout dire sociétaux, de son activité - et il en va de même pour les banques - ; sans une nouvelle conception du service public ; sans questionner notre rapport, à la fois quantitatif et qualitatif, aux marchandises23.

Il est facile de promettre des lendemains qui changent, mais il faut, plus que des mots, du courage pour s’y engager concrètement. On ne peut pas en même temps chercher à exonérer les entreprises de toute contrainte sur l’emploi (législation, salaires, cotisations, temps de travail) et créer les millions d’emplois décents dont nos sociétés ont besoin. La question de l’emploi et par conséquent du temps de travail est un aspect central de la bataille à mener pour que des changements collectivement désirables surviennent.