
Sociologues, anciens directeurs de recherche au CNRS, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon se sont plongés dans le monde de l’évasion fiscale. De leur immersion au Luxembourg, en Suisse et à Bercy, ils rapportent un ouvrage, "Tentative d’évasion (fiscale)" (1), qui montre à quel point la fraude est devenue une pratique systémique et une arme de l’oligarchie pour asservir les peuples.
Monique Pinçon-Charlot Notre objectif n’était pas de faire un énième livre sur l’évasion fiscale. Nous avions le projet de faire un livre sur la classe dominante dans sa dimension oligarchique d’aujourd’hui. Car c’est notamment avec l’arme de la fraude fiscale que cette classe asservit les peuples.
L’idée du livre est partie d’une espèce de colère. Il a été assez douloureux à écrire d’ailleurs. On nous donne en pâture des paradis fiscaux sous forme d’îles avec des plages de sable blanc, puis on se pose la question sur leur nombre. Mais ce sont des boucs émissaires pour que les partis et les associations qui se battent contre ça aient quelque chose à se mettre sous la main.
Dans tout ce qui a été écrit sur le sujet, il manquait le livre que nous avons réalisé. À savoir que les paradis fiscaux sont une création de la classe dominante pour empêcher de comprendre que la fraude fiscale est une pratique systémique de la classe oligarchique, qui ne veut plus contribuer à une quelconque solidarité avec les peuples. Les membres de cette classe veulent la liberté du renard dans le poulailler planétaire, sans que le citoyen ordinaire ne puisse s’imaginer qu’il est le dindon de cette farce fiscale. Un autre déclic a été la rencontre avec le sénateur communiste Éric Bocquet, qui est très présent dans le livre. Le travail que ce militant communiste, fils de mineur, a réalisé est d’ailleurs extraordinaire. On a l’impression qu’il met à profit son poste de sénateur au bénéfice de ses idées, de son parti, de ses luttes. Ce n’est pas rien de réaliser deux missions parlementaires sur la fraude fiscale ! Il nous a offert les livres issus des missions qu’il a menées sur les paradis fiscaux. Notamment les résultats des auditions.
De ce jour-là, on a su qu’on allait pouvoir faire un livre avec ces bijoux sociologiques. Enfin, il y a eu l’affaire SwissLeaks, avec Hervé Falciani, qui est sortie dans la presse grâce à ce lanceur d’alerte. Ces lanceurs d’alerte ont révélé énormément de choses sur la fraude fiscale. À la suite de ces révélations, y compris celles de notre livre, les plus riches doivent vivre sur le pied de guerre. (...)
Nous nous sommes vraiment rendu compte des manipulations idéologiques que les oligarques ont construites pour s’octroyer le droit de faire main basse sur l’argent public. Ils se sont inspirés du marxisme, qu’ils ont inversé. Les tenants de l’oligarchie se sont transformés, dans l’idéologie dominante, en créateurs de richesses et ils ont transformé les ouvriers en coûts et en charges. Ils sont incroyablement sûrs qu’ils sont supérieurs à tout le monde. Au-delà de l’aspect technique de la fraude fiscale, il y a un processus de déshumanisation et d’exclusion des peuples. (...)
Les hautes sociétés occidentales sont pourries par le culte de l’argent et la volonté d’enrichissement. Quand on voit les sommes extraordinaires prélevées sur ce qui devrait aller au fisc, selon la législation en vigueur, c’est ahurissant. Dans des paradis fiscaux comme le Luxembourg ou le Delaware (aux États-Unis), les taux d’imposition sont symboliques. (...)
Je voudrais ajouter que ce qui m’a fait souffrir lors de la réalisation de cet ouvrage, c’est d’avoir à subir des lectures techniques et de se retrouver en Suisse à aller à la banque HSBC tenter d’ouvrir un compte, se faire recevoir comme on s’est fait recevoir… En lisant ces livres écrits avec un vocabulaire d’expertise, on sentait que personne ne pouvait arriver à attraper ce sujet. Il nous fallait la connaissance de cette classe, que nous avons acquise dans nos recherches précédentes, pour comprendre pourquoi ils vont en Suisse, comment la fraude fiscale se transmet de génération en génération, tout naturellement. (...)
En cas de fraude avérée, les fraudeurs sont aiguillés par un chef de gare qui n’est autre que le ministre du Budget. Il les envoie soit vers les tribunaux correctionnels, soit vers des cellules de repentance où le fraudeur sera peu ou prou mis en accusation, mais où il réglera en réalité ses erreurs avec ceux qui sont du même monde que lui. Ce qui n’occasionne jamais de lourdes sanctions. (...)
Ces gens ont du pouvoir et des relations. Ceux qui passent par la chambre correctionnelle, ce sont de petits chefs d’entreprise, pas les tenants de l’oligarchie. (...)
Il y a plusieurs facteurs qui expliquent qu’il n’y ait pas de révolte face à l’ampleur de la fraude fiscale. Sachant que, sans cette fraude fiscale, il n’y aurait pas de dette, ni de déficit public ni de trou de la Sécurité sociale. Les différents travaux que nous avons faits montrent bien que la classe dominante, qui traverse les sommets de l’État, la finance, les médias, la culture, la religion, construit des outils pour asservir les peuples. Les citoyens n’ont pas idée des montages diaboliques et des rouages d’une machine criminelle que les bourgeois sont capables de monter à l’aide d’avocats fiscalistes. Les dominants instrumentalisent le secret. Tenter de percer le secret bancaire, le secret fiscal et bientôt le secret des affaires, c’est aller de l’autre côté de l’iconostase. C’est toucher au sacré. Il y a un sentiment de peur et de tétanisation extrêmement violent qui fait qu’on préfère ne pas bouger.