
Mediapart a eu accès à des centaines de témoignages de l’opération #MusicToo visant à dénoncer des violences sexistes et sexuelles. Ils décrivent une industrie où le sexisme est banalisé, où la précarité ou la consommation d’alcool représentent des dangers pour les femmes.
C’est un voyage dans des récits bruts. Ils font parfois quelques lignes, parfois des milliers de signes. Ils sont comme des bouteilles à la mer, des appels au secours, des cris de douleur et de révolte. Ils portent parfois beaucoup d’espoir. Mediapart a pu avoir accès aux données reçues par les animatrices de #MusicToo, un appel à témoignages lancé à l’été 2020 sur les réseaux sociaux, sur les violences sexistes et sexuelles dans la musique. (...)
« Nous ne voulions pas créer un compte de diffusion de témoignages anonymes, ni accueillir nous-mêmes la parole, ou faire un nouveau compte pédagogique sur les violences, expliquent deux animatrices de #MusicToo, qui demandent à rester anonymes par crainte des représailles. Nous voulions créer un outil qui soit durable, et qui soit le chaînon manquant entre les victimes et les intermédiaires d’une procédure – la presse, les avocats, les associations spécialisées. » (...)
Les fondatrices de #MusicToo, elles-mêmes parties prenantes de l’industrie musicale, espèrent ainsi participer à une remise en question profonde d’un secteur dans lequel une femme artiste sur trois et une professionnelle de la filière sur quatre ont déclaré avoir été agressées ou harcelées sexuellement, selon une enquête réalisée par le collectif Cura et dévoilée en octobre 2019.
Le premier choc ressenti à la lecture des témoignages est celui que l’on ressent dès que l’on se penche sur n’importe quel domaine, la politique, le cinéma, l’entreprise, l’université, la santé… : l’impression qu’aucun lieu, aucun domaine, aucune structure n’y échappe, et que les récits – environ 70 viols sont décrits – sont marqués d’une grande violence.
Ils évoquent des villes diverses (Paris, Strasbourg, Caen, Bourges, Rennes, La Rochelle, Toulouse…) ; tous les styles musicaux (variété française, reggae, rap, musiques électroniques, rock, métal, classique, jazz) ; tous les corps de métiers de l’industrie (des artistes, des directeurs de festival, des patrons de label – dans des majors ou des structures indépendantes –, des journalistes spécialisés, des photographes, des agents de sécurité, des tourneurs, des programmateurs de radio, des directeurs artistiques, des managers, des régisseurs, des professeurs de conservatoire…).
Le genre et le jeune âge des témoins sont un autre fait marquant : la quasi-totalité sont des femmes, alors que les auteurs présumés, à l’exception de quatre cas, sont des hommes, et ces femmes sont souvent âgées d’une vingtaine d’années. (...)
La précarité des répondantes, aussi, saute aux yeux : nombre d’entre elles sont stagiaires, services civiques, intermittentes en quête de travail, dans un milieu où la concurrence est rude et où il est difficile de se faire une place. L’épidémie de Covid-19 a encore fragilisé ces professions.
« La profession est organisée pour esclavager un certain nombre de jeunes débutantes. Il y a un vice de forme majeur », estime Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol, qui pilote un numéro gratuit, anonyme et confidentiel (le 0 800 05 95 95) et a pris connaissance des témoignages. (...)
Le manque de moyens conduit à des prises de risque plus grandes : faute de financements, les artistes ne disposent pas toujours d’hébergements et doivent dormir chez l’habitant ou à plusieurs dans un Airbnb. Cela abolit « la frontière entre la vie dite privée, voire intime, et le travail », décrypte Emmanuelle Piet, du CFCV. (...)
« Si je témoigne malgré la peur que cette histoire sordide et nulle me colle à la peau, c’est pour que la loi de “Ce qui se passe en tournée reste en tournée” ne soit plus la loi de l’agression et de l’impunité », glisse d’ailleurs une songwriteuse après avoir détaillé un rapport sexuel non consenti avec un chanteur primé aux Victoires de la musique.
À la lecture des récits, les chantages ne sont jamais très loin. Soit sous la forme d’une promesse de travail – coucher contre un contact ou une promesse de contrat –, soit sous celle du risque d’une sanction – refuser ou porter plainte, c’est la menace de représailles. (...)
Une salariée d’un label a changé de travail après que son patron l’aurait agressée sexuellement : « J’ai jamais porté plainte parce que j’avais peur, parce que j’avais honte. Je voulais pas faire de vagues. J’ai eu peur qu’il parle de moi dans ce milieu, qu’il retourne la situation, qu’il me fasse passer pour une aguicheuse. » Plusieurs craignent pour leur « réputation » dans un milieu où tout le monde semble se connaître.
Le « rêve » de travailler dans la musique – un mot lu à 75 reprises – renforce les injonctions à se taire, à accepter ou à banaliser. Une répondante commence son témoignage par ces mots : « J’avais 17 ans. Je venais d’arriver à Paris pour réaliser mon rêve, ce que j’avais dans mes tripes et dans le cœur, chanter. » (...)
Parmi les facteurs de risque figure aussi la consommation d’alcool ou de drogue, de la part des agresseurs ou des victimes, qui va de pair avec les horaires tardifs qu’imposent les concerts, les afters. Plusieurs d’entre elles parlent de « blackouts ». « C’est d’autant plus marquant, explique un animateur de #MusicToo, que l’alcool fait partie du réseautage. Dans les musiques actuelles, tout se fait la nuit, dans une salle de concert, autour du bar. »
La chanteuse d’un groupe soul-pop relate par exemple cette agression sexuelle lors d’un festival breton, en 2013 (...)
Se dégage de cet appel à témoins le sentiment d’un immense gâchis, que les violences sexistes et sexuelles brisent des vies, créent des traumatismes et altèrent la santé physique et mentale de certaines femmes. Et qu’elles contribuent à les exclure d’un métier et d’un art. (...)