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NIMBY ou la transformation du reste du monde en décharge
Ce texte est une version quelque peu modifiée d’un chapitre du livre La dette cachée de l’économie, publiée aux éditions Les Liens qui Libèrent en 2014 et écrit par Eric De Ruest et Renaud Duterme.
Article mis en ligne le 5 juin 2015
dernière modification le 31 mai 2015

NIMBY ou la transformation du reste du monde en décharge

31 mai par Renaud Duterme , Eric De Ruest
Ian Burt - Rubbish dump /cc

Ce texte est une version quelque peu modifiée d’un chapitre du livre La dette cachée de l’économie, publiée aux éditions Les Liens qui Libèrent en 2014 et écrit par Eric De Ruest et Renaud Duterme.

Mondialisation capitaliste oblige, les déchets sont devenus des marchandises (presque) comme les autres. NIMBY est l’acronyme de « Not In My Back Yard », littéralement « Pas dans mon jardin ». Concrètement, il renvoie à l’attitude qui consiste à refuser diverses nuisances dans son environnement proche.

De par son caractère nécessairement productiviste engendrant du gaspillage, le capitalisme ne permet pas une réduction drastique des déchets. La solution est donc de s’en débarrasser au moindre coût possible. Jusque dans les années 1970, les décharges sauvages ont constitué une réponse satisfaisante. Mais, avec la multiplication des scandales sanitaires et écologiques, de nombreux pays du Nord ont mis en place des réglementations toujours plus restrictives concernant l’enfouissement de divers déchets (rejets toxiques, produits en fin de vie…). De ce fait, il est devenu plus intéressant de les exporter. Ainsi, à la fin des années 1980, le commerce international des déchets toxiques représentait plusieurs millions de tonnes par an, essentiellement sous la forme de bateaux-poubelles naviguant des pays riches vers les régions les plus pauvres |1|.

Cette attitude consistant, pour le Nord, à externaliser ou sous-traiter les nuisances bien loin de sa législation et de son opinion publique est tout à fait concomitante à l’idée de dette écologique.

Une déclaration de Lawrence Summers, ancien économiste en chef de la Banque mondiale |2|, éclaire bien le concept de NIMBY : « Les pays sous-peuplés d’Afrique sont largement sous-pollués. La qualité de l’air y est d’un niveau inutilement élevé par rapport à Los Angeles. Il faut encourager une migration plus importante des industries polluantes vers les pays les moins avancés […] et se préoccuper davantage d’un facteur aggravant les risques d’un cancer de la prostate dans un pays où les gens vivent assez vieux pour avoir cette maladie que dans un autre pays où deux cents enfants sur mille meurent avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans. Je pense que la logique économique, qui veut que des masses de déchets toxiques soient déversées là où les salaires sont les plus faibles, est imparable. » On va malheureusement constater que de multiples acteurs suivent ce principe à la lettre.

Et voguent les bateaux-poubelles (...)

Le Sud, dépotoir du Nord ?

La théorie des avantages comparatifs stipule que chaque pays a intérêt à se spécialiser dans la production des biens pour lesquels il aurait l’avantage naturel le plus grand. On peut élargir cette idée au traitement des déchets dangereux. De par leur main d’œuvre sous-payée et leur faible réglementation, certaines régions sont devenues idéales pour l’accueil de résidus divers. Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), se débarrasser d’un déchet toxique ne coûterait que 2,50 dollars la tonne en Afrique contre 250 en Europe |7|. Si, officiellement, les déchets sont exportés vers les continents les plus pauvres pour y être recyclés, la réalité est toute autre : les appareils sont démontés par des ouvriers travaillant sans aucune protection dans le but d’en extraire l’or, l’argent et le cuivre, avec tous les risques sanitaires que cela comporte. Les éléments sans « valeur » tels que le plastique ou les batteries finissent dans la nature. Le problème des déchets électroniques est emblématique des dérives du système, plus ou moins légal mais toujours aux antipodes d’une indispensable éthique. (...)

La législation : existante mais insuffisante

Bien que la loi proscrive l’exportation des appareils usagés vers les continents les plus pauvres, elle est souvent détournée, notamment au prétexte que les appareils concernés peuvent encore être utilisés – ce que la réalité contredit, puisque seule une infime partie des ordinateurs et autres produits informatiques débarqués sous ces latitudes est encore en état de marche. Signée en 1989, après que des fûts toxiques évacués à la suite de l’explosion de l’usine chimique Seveso se furent égarés |18|, la convention de Bâle, quant à elle, interdit expressément l’exportation de déchets dangereux, en particulier vers les pays en développement |19|. Malgré tout, depuis son entrée en vigueur, les mouvements transfrontaliers de ce type de déchets n’ont pas diminué, bien au contraire. Le trafic des déchets les plus dangereux est en effet devenu une activité très lucrative qui intéresse de plus en plus toutes sortes de réseaux mafieux en lien direct avec divers industriels, lesquels sont embarrassés par un traitement toujours plus coûteux.

D’Haïti au Mozambique en passant par la Somalie, les pays les plus misérables économiquement, à cause du désordre organisationnel qui les caractérise et de la faiblesse de leurs institutions, sont les plus propices à l’accueil chaotique de ces ordures. Cela, bien sûr, au détriment des populations locales. (...)

Il faut souligner que ce transfert de nuisances est tout à fait légal et s’inscrit notamment dans le cadre de programmes régionaux ou nationaux de développement agricole |22|, comme le rappelle Aurélien Bernier : « De la même manière qu’il met en concurrence les régimes sociaux et fiscaux, le libre-échange met en concurrence les normes écologiques et permet d’éviter des mesures contraignantes de protection de l’environnement que les États seraient tentés d’imposer pour limiter des pollutions de plus en plus préoccupantes. »

Ce phénomène doit nous interpeller, car il permet aux pays dits industrialisés de passer outre leurs engagements en matière de pollution, car « les émissions transférées dans les pays du Sud par le biais des délocalisations industrielles dépassent les réductions accomplies dans les pays du Nord » |23|. Trop souvent, la réalisation d’objectifs environnementaux nationaux se fait donc au détriment d’autres pays. La pollution et les nuisances deviennent (en quelque sorte) exportables. (...)

Rappelons que phénomène doit être lu sous l’angle des relations entre classes sociales plutôt que des relations Nord-Sud. Il n’est pas question de blâmer un pays tout entier pour le comportement irresponsable et criminel de certaines entreprises |25|. Il convient plutôt, d’une part, d’ajouter l’exportation illégale de déchets à la liste des accusations qui pèsent sur les transnationales et, d’autre part, de remettre en cause la logique économique qui veut qu’un pays puisse se spécialiser dans l’accueil de déchets divers au détriment de sa population. (...)

L’exemple de l’explosion de l’usine chimique à Bhopal est éloquent. Plusieurs catastrophes similaires ont eu lieu dans des bidonvilles du tiers-monde : explosion chimique à Bangkok, incendie d’un oléoduc dans une favela de São Paulo, un quartier pauvre de Mexico soufflé par l’explosion d’une usine de gaz liquéfié… |27| On voit bien là qu’il est nécessaire de réduire l’état de pauvreté extrême dans lequel se trouvent de nombreux pays si l’on veut entrer dans une société cohérente du point de vue environnemental.

Sortir de la consommation de masse !

Le caractère global de la crise écologique implique de changer totalement cette façon de faire. La seule direction à prendre doit être celle de la réduction drastique des déchets par le biais d’une baisse de la production. Bien que des progrès soient réalisés chaque jour dans le domaine du recyclage et du traitement des biens usagés, il est illusoire de penser atteindre un taux de récupération de 100 % des composants. De plus, les efforts accomplis sont constamment contrebalancés par l’obsolescence programmée, non seulement technique (appareils conçus pour une durée de vie toujours plus courte), mais aussi psychologique (publicité, création d’effets de mode…). Il est donc impératif de remettre en cause la logique de surconsommation matérielle, de croissance et d’accumulation telle que nous la connaissons. (...)

la diminution de la publicité dans les lieux publics ne sont en aucun cas synonyme de régression sociale, au contraire. Plusieurs mesures peuvent être mises en place prioritairement, si tant est qu’il en existe la volonté politique, portée par un engouement populaire :

  • identifier les responsables des nombreuses atteintes à l’environnement et aux populations portées par le commerce international et le libre-échange ;
  • remettre en cause la logique d’ouverture totale des marchés, qui pénalise les pays pour leurs engagements en matière de protection environnementale et sociale ;
  • envisager la possibilité de réparations aux populations et aux régions victimes de cette logique, de façon à dissuader ce type de comportements ;
  • faire pression sur les politiques nationales afin d’améliorer et de contrôler efficacement le traitement des déchets par les entreprises présentes sur le territoire ;
  • faire pression sur les autorités transfrontalières (telles que l’UE) afin qu’elles contrôlent efficacement les transferts de déchets vers des pays tiers ;
  • responsabiliser les consommateurs au sujet des effets écologiques et sociaux de la surconsommation ;
  • limiter la publicité dans l’espace public ;
  • intégrer le coût environnemental dans les critères de qualité des produits.

En outre, toute solution véritablement efficace implique de remettre en cause les principes mêmes de l’économie capitaliste. La recherche de profit ainsi que les impératifs de concurrence constituent précisément les causes de l’obsolescence matérielle, source de gaspillages incommensurables. Or les nuisances, toujours plus importantes, en viennent à se généraliser sur toute la planète. Les questions du climat, de la biodiversité et des pollutions sont globales.

L’appât du gain nous a conduits si loin dans la destruction qu’il devient impossible de délocaliser les nuisances.