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Mediapart
Nahel et les quartiers : mourir pour exister
#Nahel #violencespolicieres #emeutes #Alhoussein
Article mis en ligne le 3 juillet 2023

L’écrivain et journaliste Feurat Alani a vécu une partie de sa jeunesse à Nanterre, cité Pablo-Picasso. Il y réside toujours, chez sa mère, quand il vient en France. Il était là, mardi 27 juin, quand Nahel a été tué par les policiers, puis les nuits qui ont suivi. Pour Mediapart, il s’interroge dans un texte très personnel : « Faut-il être tué par balle pour être convoqué à la mémoire de l’altérité, des responsables politiques, des médias et même des lambdas ? »

Que raconter de cet événement tragique ? Dois-je le raconter ? Depuis ce mardi 27 juin 2023, je me pose la question de cette légitimité. Le temps du deuil, le respect des proches, le ras-le-bol du traitement médiatique sur la question. J’ai tout ressassé dans mon esprit.

En tant qu’habitant du quartier Pablo-Picasso à Nanterre, en tant que reporter, en tant que témoin des événements qui ont suivi la mort de Nahel, j’ai cherché autour de moi les raisons pour le faire. Une approbation du quartier aussi. Puis, j’ai été contacté par des chaînes d’information en continu uniquement à partir de la première voiture incendiée. Ni au moment de la diffusion de la vidéo où l’on voit Nahel se faire tirer dessus ni à aucun autre moment paisible en amont de cette atrocité.
Lors de la marche blanche pour Nahel, à Nanterre le 29 juin 2023.

Pourtant, les histoires ne manquent pas. Il y a encore quelques semaines, avec un jeune ami du quartier, réalisateur talentueux, nous avons proposé une belle histoire sur la cité Pablo-Picasso. Un film en profondeur sur un jeune rêveur devenu brillant cavalier à l’étrier de Paris. Ou encore la réussite d’un boxeur professionnel, issu d’une grande famille de la même cité, mis en lumière sur les réseaux sociaux, mis à l’écart dans les médias dits classiques.

Alors, pourquoi devrais-je raconter mon point de vue sur cette affaire sur ces plateaux de télévision et à quel titre ? J’ai décliné. Mais comme le pensent beaucoup de mes confrères et consœurs qui font un travail remarquable et avec l’appui de beaucoup de mes pairs, journalistes ou non, il est temps de s’approprier nos récits.

Dans mon travail, j’essaie de raconter le monde lointain du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Asie et d’ailleurs. Mais pourquoi ne pas raconter le monde d’en bas de chez moi, de chez ma mère, de celui que je connais depuis toujours ? Pourquoi ne s’y intéresse-t-on pas ? En partie parce qu’il n’existe pas quand il ne brûle pas, mais également à cause du mot galvaudé qu’on lui accole : banlieue. Le lieu du ban, la marge, l’à-côté. Une population géographiquement mise à l’écart du monde en marche. (...)

L’horreur en différé

Dans cette cité traversée par les mêmes fléaux que les autres, nous avons, les Nanterriens, grandi avec ce paradoxe. Nous avons tout et nous n’avons rien. Nous sommes situés à une distance géographique tellement courte du monde en marche qu’il suffit de changer de trottoir pour se retrouver sous la lumière. Mais nous sommes dans l’ombre. (...)

Quelques instants avant la mort de Nahel, la cité Pablo-Picasso à Nanterre n’existait toujours pas aux yeux des vivants. J’ai grandi entre Paris et Argenteuil, une autre « zone sensible ». Fils de réfugiés politiques sans cesse en mouvement avec la crainte légitime d’être poursuivis, nous avons fini notre trajectoire paranoïaque à Nanterre. (...)

Comme beaucoup de mes congénères, j’ai déjà été braqué par des policiers, à plusieurs reprises, aussi bien pour avoir commis des bêtises de jeunesse que pour avoir été au mauvais endroit au mauvais moment. J’ai terminé en garde à vue à plusieurs reprises. Puis, comme la quasi-majorité, je me suis repris en main.

Ce mardi 27 juin 2023, le jour de l’atrocité, nous avons changé de monde.

Ce matin-là, il est environ 11 heures quand je reçois un texto d’un ami du quartier : « T’as vu ce qui s’est passé ? Ils ont tué un petit de l’avenue, Nahel, celui qui lâche jamais sa moto. » « Ils », la seule réalité implacable de l’autre monde dans ce quotidien en marge, la police. La vidéo tourne en boucle. (...)

Je descends de la tour de mon adolescence où ma mère vit encore. En bas, les regards sont graves, tout le monde sait, personne ne parle. Le calme avant la hargne, l’impression que le temps s’est arrêté, le sentiment d’une bascule en cours. Un dernier texto avant le silence qui ne présage rien de bon : « Les enfoirés, ils l’ont assassiné. Je les hais. Ils ont un permis de tuer. Ils ont libéré les enfers. Il y aura un avant et un après. » (...)

Le soir, comme attendu, tout a éclaté. J’étais attablé avec ma mère quand les premiers cris ont atteint nos oreilles. Puis le déluge. Les tirs de mortier, les grenades assourdissantes, les voitures brûlées, la colère sous toutes ses formes. Je suis descendu voir de près pour observer le mouvement. La colère que j’ai perçue dans les yeux de ces jeunes hommes masqués m’a ému aux larmes. Les cris de vengeance. Les mots d’hommage. J’ai vu des lèvres trembler de rage, des corps se déchirer de frustration, avancer sans ciller devant des véhicules blindés d’une police qui a reculé. Le sentiment que cette même police laissait éclater une colère légitime, en essayant de la canaliser au même endroit, en vain. Au bout de quelques heures, elle a quitté les lieux.
Le déni du racisme

En remontant, j’ai retrouvé ma mère en pleurs. Elle ne pleurait ni le gaz lacrymogène ni la fumée noire des feux improvisés qui avaient atteint sa fenêtre. Elle pleurait pour toutes les mères qui ont perdu un fils. (...)

En France, le déni d’existence des uns est une spirale dont l’inertie nous ramène toujours au déni des autres, celui du racisme. (...)

Depuis quarante ans, aucun responsable politique ne prend réellement en compte les explications objectives sur la raréfaction du travail, le chômage de masse, la destruction des services publics, le choix de doctrines économiques poussant même la sémantique à son paradoxe en parlant de « minorités visibles » à l’heure des troubles alors qu’elles sont invisibles en temps normal. Faut-il se faire tuer pour exister ? Faut-il décompter les morts pour compter parmi les autres ? (...)

Et cette phrase, quelque part, à l’ombre d’une France qui poursuit son quotidien : « Si la France est un État de droit, nous n’avons pas les mêmes droits. Révolution ». Voilà ce que j’aimerais raconter.

Et si c’était ça, aussi, être français, se révolter contre l’injustice, dans la continuité de la longue histoire française, de la révolution de 1789, en passant par Mai 68, les révoltes de 2005 et le meurtre d’un adolescent qui ne demandait qu’à vivre comme les autres ?

« Il y aura un avant et un après. » Aux yeux du monde, il n’y avait pas d’« avant ». On a déjà oublié les noms des personnes tuées par la police qui ont précédé Nahel.

Alors comment croire à un « après » ?