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Mediapart
Natalia Gozak, militante écologiste : la guerre en Ukraine est un « écocide »
#guerreenukraine #ecocide
Article mis en ligne le 23 décembre 2022

L’agression russe a fait d’innombrables dégâts depuis le 24 février. Certains sont déjà irréversibles et devront être jugés, estime la directrice de l’ONG environnementale ukrainienne Ecoaction.

Venue fin novembre à Paris et à Bruxelles avec une délégation ukrainienne pour alerter sur les crimes environnementaux en cours en Ukraine, Natalia Gozak appelle à une reconstruction de l’Ukraine sur « des principes écologiques ».

Directrice d’Ecoaction, la plus importante organisation environnementale d’Ukraine, elle dénonce dans un entretien à Mediapart le manque de transparence sur les désastres, y compris indirects, liés à la guerre. (...)

Mediapart : Pouvez-vous dresser un tableau des dégâts causés par la guerre sur les écosystèmes ukrainiens ?

Natalia Gozak : Le risque numéro un aujourd’hui en Ukraine est le risque nucléaire. Si la centrale de Zaporijjia était endommagée, les contaminations, en Ukraine et dans l’Union européenne, seraient gigantesques.

Mais déjà, d’innombrables pollutions affectent tous les milieux. La pollution de l’air, tout d’abord. C’est celle qui est la mieux calculée à l’heure actuelle, par le ministère ukrainien de l’environnement ; elle représente deux tiers des dégâts environnementaux potentiels, soit plus de 2 000 cas enregistrés.

Les données cependant sont encore parcellaires. Il y a énormément d’endroits où il n’est pas possible de faire des mesures. (...)

Quelles sont les substances toxiques que l’on retrouve dans l’air ?

Il y a énormément de cendres issues des feux provoqués par la guerre. 200 000 hectares de forêts sont partis en fumée, mais aussi de nombreux sites industriels. Des dépôts de carburant ont pris feu, ce qui a provoqué des émanations de CO2 en très grande quantité. Le bombardement d’usines a provoqué des rejets de soufre et de métaux lourds mais aussi beaucoup d’ammoniac du côté de l’industrie chimique… Tout cela pollue l’air, puis pollue les sols en retombant avec la pluie, et se retrouve ensuite dans les cours d’eau… Toutes ces substances font maintenant partie du cycle de l’eau.

La pollution due à la guerre a-t-elle atteint les eaux souterraines ?

Oui, toutes les eaux sont touchées. Des attaques ont provoqué des fuites dans les usines de traitement des eaux usées, qui ont contaminé les milieux tout autour. Même chose pour les stockages de fertilisants agricoles : quand ils sont bombardés, des substances comme l’azote se mettent à circuler et se retrouvent dans les cours d’eau. (...)

Et les sols… ?

Il y a là probablement les impacts au plus long terme. Quand des bombes au phosphore tombent sur le tchernoziom [les « terres noires », sol épais et extrêmement fertile typique de l’Ukraine – ndlr], il se produit dans certaines circonstances un effet thermique : cela cuit le sol, il est mort pour une trentaine d’années et on ne peut plus rien planter dessus.

En de multiples endroits, on constate aussi une pollution aux métaux lourds, au soufre, au cuivre… Ce qui contamine en retour ce que l’on fait pousser sur ces sols. Il est possible de nettoyer tout cela, en plantant certaines espèces d’arbres, par exemple, mais cela nécessite énormément d’argent.

Dernière catégorie lourdement affectée par cette guerre : la biodiversité. Vingt parcs nationaux ont été touchés, 700 000 hectares de forêts ont été endommagés ou minés.

La guerre a-t-elle déjà entraîné des dégâts irréversibles ?

Oui. En matière de biodiversité, les dégâts sont assurément irréversibles : des espèces et des écosystèmes sont en train de disparaître. La contamination des sols nécessitera de longues années pour s’en débarrasser. Quant au risque nucléaire, on est sur une échelle d’un millier d’années… (...)

Nous estimons qu’un tiers des terres agricoles sont soit minées, soit détruites, soit contaminées. (...)

A-t-on affaire à des crimes environnementaux qui relèvent du crime de guerre ? Pourraient-ils un jour être jugés ?

Le problème, c’est l’accès aux données. Tant qu’elles ne sont pas disponibles, il sera difficile de juger sur un cas précis – l’attaque d’une usine chimique, par exemple.

Il est cependant évident que cette guerre est un écocide, et nous espérons que ce crime qui touche l’ensemble du pays sera jugé un jour (...)

Sans conteste, l’armée russe utilise l’environnement pour attiser la panique dans la société ukrainienne. Elle a provoqué des incendies de forêt, mis volontairement le feu à des champs agricoles, visé des usines chimiques ou des industries qui n’étaient pas du tout connectées à des infrastructures stratégiques…

Il me semble que c’est la différence majeure avec les guerres précédentes. Mais nous disposons aussi d’une meilleure documentation sur les questions environnementales, il y a plus de préoccupation sur ces sujets, donc les dégâts ont aussi plus de visibilité. (...)

N’y a-t-il pas également des conséquences indirectes ? La question écologique ne semble pas être à l’agenda du gouvernement ukrainien…

Pour l’instant, le pouvoir cherche surtout à compenser les pertes et à relancer l’économie. Par conséquent, face aux terres agricoles condamnées et aux territoires perdus du Donbass, on va chercher ailleurs de nouveaux champs à cultiver et de nouvelles mines. C’est une logique qui contribue à la déforestation et à l’extractivisme. C’est la deuxième partie de l’histoire : les mesures de compensation ont maintenant des impacts sur les territoires qui avaient été épargnés par la guerre. (...)

Et la société civile ? L’activisme écologique parvient-il à se faire entendre en pleine guerre ?

Non, c’est très difficile. La loi promulguée au début de la guerre a mis fin à la transparence sur l’information environnementale. Si les projets d’infrastructure restent soumis à des études d’impact environnemental, celles-ci ne sont plus accessibles pour la population et il n’y a plus d’enquête publique. Le pouvoir a estimé que ce genre d’informations pouvait être utilisé par l’ennemi. La base de données publique nous est fermée, nos questions aux organismes gouvernementaux restent sans réponse.

L’accès de la société civile aux données environnementales est une valeur fondamentale de l’Union européenne. La reconstruction de l’Ukraine après la guerre doit se faire dans un rapprochement de ces valeurs. Nous voulons une reconstruction verte de l’Ukraine, sur des principes écologiques et non pas les anciens principes de l’époque soviétique. (...)

Nous craignons une sortie de guerre où il n’y aurait plus de contre-pouvoirs sur les sujets environnementaux, où les communautés locales ne pourraient plus vérifier les aménagements décidés sur leur territoire, où l’écologie passerait systématiquement à la trappe.

C’est pourquoi nous ne pouvons nous permettre des années de discussions avec l’Union européenne (UE) pour savoir si l’Ukraine va devenir membre ou pas. Le processus de candidature à l’UE est important en soi : il nous poussera aux réformes, nous obligera à garantir la transparence et la participation citoyenne ; il doit commencer. (...)

Quant aux énergies renouvelables, elles devaient être un axe de développement important avant la guerre : l’Ukraine s’était fixé un objectif de 25 % de renouvelables dans son mix énergétique en 2030. Il faudra sans doute réviser cet objectif. Mais j’espère que ni le gaz ni le nucléaire ne constitueront le cœur de notre mix de demain. (...)