
L’actuel conflit en Ukraine est également une bataille pour l’information. Les appareils de propagande et de contre-propagande des belligérants ne se contentent pas de dérouler un récit des affrontements mais s’emploient à les légitimer en les replaçant dans un contexte (culturel, géopolitique, voire économique) plus large.
Dans le cas russe, la narration du pouvoir repose sur plusieurs idées clés : élargissement agressif de l’OTAN menaçant l’intérêt national, appartenance de diverses nations à la sphère d’influence historique russe, et persécutions des populations russophones par des forces hostiles. Le Kremlin appuie sur ce dernier point en agitant la menace d’un retour du fascisme en Europe : la Russie serait alors la garante des libertés, prête à « dénazifier » l’Ukraine – comme lors de la Seconde guerre mondiale. Il est vrai que diverses organisations nationalistes sont particulièrement actives en Ukraine, et ont entretenu des rapports ambigus avec l’Occident. Leur influence réelle est pourtant sans commune mesure avec celle que leur prête le Kremlin.
L’Ukraine est un pays ayant connu de courtes périodes d’indépendance dans son histoire. Elle apparaît sous sa forme moderne il y a un siècle, passant dans la sphère soviétique. L’indépendance nationale de 1991 laisse le pays à la croisée des chemins, entre une partie orientale concentrant les populations russophones et les ressources agraires et industrielles du pays, et une partie occidentale plus pauvre, plus homogène, et tournée vers l’Europe centrale. Diverses minorités nationales cohabitent en sus des populations russophones – Hongrois, Roumains, ou Tatars jusqu’à l’annexion de la Crimée.
Souveraineté bafouée et consensus libéral : un terreau favorable au nationalisme
La principale tension traversant le pays porte sur son orientation internationale : après la « révolution orange » de 2004-2005 portant au pouvoir les pro-européens Viktor Iouchtchenko et Ioulia Tymochenko (oligarque ayant fait fortune dans le gaz), l’Ukraine repasse en 2010 sous un gouvernement favorable à Moscou. La « révolution de Maïdan » de 2013-2014 (appelée simplement Euromaïdan en Ukraine) renverse ensuite le président pro-russe Viktor Ianoukovytch et conduit à l’élection de Petro Porochenko, europhile. Les deux hommes proviennent pourtant du même parti, et leur programme économique libéral ne diffère que peu. Il est vrai que si Viktor Ianoukovytch était un magnat des communications avant son exil en Russie, Petro Porochenko est un oligarque milliardaire connu sous le nom de « roi du chocolat ». (...)
La domination des oligarques dans la politique nationale est donc totale, comme dans la Russie des années 1990. Le parlement monocaméral du pays, la Rada, est constitué de 450 députés élus selon un système mixte (mi-scrutin uninominal majoritaire, mi-scrutin proportionnel plurinominal), favorisant dans l’ensemble la force majoritaire. Il est aujourd’hui dominé par le parti Serviteur du peuple. Cette structure lancée en 2016 vient directement de la série télévisée humoristique éponyme, dans laquelle un petit professeur (Volodymyr Zelenski) se fait élire président. L’Histoire rattrape ici la fiction : Zelensky est effectivement élu en 2019 suite à une campagne marquée par la lutte anticorruption. Ironiquement, son nom apparaît en 2021 dans les Pandora Papers : on y apprend qu’il dirige avec certains de ses proches (dont le chef du service de la sécurité nationale Ivan Bakanov) un réseau des sociétés offshore rétribuant la famille Zelensky. (...)
le programme social et économique des principaux candidats ne varie guère. Il s’agit de différentes variantes de libéralisme, avec un consensus conservateur dominant laissant peu d’espace aux mouvements progressistes que l’on retrouve dans les pays occidentaux. Le soulèvement de Maïdan a cependant mis en lumière l’existence d’autres courants politiques, renforcés par le changement de personnel à la tête du régime. (...)
La première organisation à apparaître dans le sillage de la révolution Maïdan est le Secteur droit (Пра́вий се́ктор), coalition de petits groupes activistes allant des nationaux-conservateurs aux néonazis.
On juge alors la légitimité de chaque parti à l’aune de sa loyauté à la nation ukrainienne. Le clivage national devient ainsi prédominant, au point de fracturer jusqu’aux courants politiques marginaux : il n’est pas jusqu’au mouvement anarchiste ukrainien, historiquement significatif dans les années 1920, qui ne scissionne après 2014 sur la question de la position à adopter par rapport aux évènements de Maïdan et à la guerre. (...)
Les guerres ne sont pas des périodes propices aux réflexions nuancées. Seules les positions tranchées et caricaturales y sont audibles. En associant l’intégralité du peuple ukrainien à une minorité ultranationaliste bien réelle, la propagande russe a pu présenter l’agression militaire en cours comme une simple opération de dénazification, voire de libération. Le parallèle avec la Seconde guerre mondiale est utilisé en retour par les nationalistes ukrainiens, glorifiant tout ce qui a pu s’opposer aux ambitions soviétiques dans leur histoire – collaborateurs des nazis compris. Et les médias occidentaux ont malheureusement tendance à adopter des positions tout aussi campistes en présentant l’Ukraine comme une nation homogène, démocratique et héroïque, jusqu’à nier le poids des oligarques ou l’activité militaire des forces néofascistes. Le violent affrontement inter-impérialiste actuel ne déroge pas à la règle : selon l’adage, la vérité est la première victime d’une guerre.