
(...) Chaque jour qui passe, le pouvoir étale son incompétence dans la crise que nous vivons. Cette dramatique défaillance est structurelle. Elle s’enracine dans des transformations récentes de l’État. Elle met en danger nos vies. Elle n’a qu’un antidote : la mobilisation de l’intelligence populaire à l’œuvre aujourd’hui dans les hôpitaux et les quartiers. C’est à elle de construire le monde d’après.
Les déclarations martiales ou définitives d’un Président, d’un Premier Ministre, d’un Ministre de la Santé ou de la toujours appréciée Porte-parole du Gouvernement, ne font que renforcer le spectacle d’un gigantesque cafouillage gouvernemental. Les internautes évacuent la colère dans l’humour : le bateau coule mais « le capitaine annonce que les gilets de sauvetage ont été commandés », « les autorités médicales rappellent que commander des masques en pleine épidémie c’est comme enfiler un préservatif le jour de l’accouchement ».
L’humour, on le sait, est la politesse du désespoir. Car qu’avons-nous à opposer à ce fiasco qui met nos vies en danger mais sur lequel nous n’avons aucune prise ? Comme depuis longtemps, appels et pétitions se heurtent au silence méprisant de ceux qui décident pour nous.
Les nouvelles du monde sont peu encourageantes. Nous n’avons guère envie d’être américains sous une administration Trump totalement erratique, ni d’être italiens, anglais ou espagnols, dans des pays où la mortalité a explosé. Bien sûr, il parait que l’Allemagne, la Corée ou Taiwan ont une stratégie collective. Mais ils sont aussi deux fois plus de lits de soin intensif par habitant dans les hôpitaux et du matériel en quantité suffisante, comme des masques, du gel hydroalcoolique, des tests, des médicaments.
Cette incompétence et cette impréparation mettent en danger tous ceux et surtout toutes celles qui aujourd’hui sont indispensables à notre survie individuelle et collective : caissières, livreurs, éboueurs non protégés, salariés obligés de prendre des transports en commun bondés et surtout soignantes et soignants privés de matériel. (...)
De fait, aujourd’hui, celles et ceux qui permettent au pays de survivre et d’affronter la crise sont celles et ceux qui ont occupé les ronds-points en 2019 ou les ont soutenus. Ce sont celles et ceux qui ont été en grève contre la réforme des retraites ou les ont soutenus. Ce sont celles et ceux qui étaient en lutte pour la défense du service public de santé depuis un an ou les ont soutenus. Ce sont celles et ceux qui ont été victimes des violences policières notamment dans les quartiers populaires.
Il y a du paternalisme insupportable à saluer un « dévouement admirable ». Il y a quelque chose de honteux à proposer de le « récompenser » par le versement d’une prime et surtout pas par la revalorisation de leurs salaires. Comment ne pas voir dans l’engagement professionnel ou bénévole face à la crise sanitaire et sociale cette dimension vivante des colères qui nous ont réunis contre ce pouvoir. Comment ne pas comprendre que la compétence et l’éthique professionnelle qui mobilisent ces femmes et ces hommes sont celles-là même au nom desquelles se sont menées les batailles contre la casse néolibérale.
Cette compétence collective mobilisée s’est construite dans l’engagement des unes et des autres dans des associations, dans les grèves, sur les ronds-points, dans l’organisation tout simplement de la vie familiale. (...)
ce pouvoir défaillant ne veut surtout pas les reconnaître.
L’inattention des pouvoirs.
Le déni des compétences populaires est même son premier point de faiblesse. Le Conseil d’État rejette sans autre forme de procès une requête déposée le 30 mars par Act Up-Paris, l’Association de Défense des Libertés Constitutionnelles (ADELICO), le Collectif Inter-Hôpitaux, le Collectif Inter-Urgences, le Syndicat CNI - Coordination nationale infirmière / interprofessionnelle, l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament et AIDES, réclamant la réquisition de l’industrie pour pallier les pénuries de matériel. Pour le Conseil d’État « les éléments qui étaient apportés par la coalition n’étaient pas suffisants à démontrer une insuffisance des approvisionnements », « les annonces de commandes à l’étranger faites par le Président de la République le 31 mars rendaient caduques les craintes sur les pénuries actuelles de masques » et les annonces de consortium industriel concernant les respirateurs suffisaient à éteindre les critiques.
Autrement dit, dans la mise en balance d’effets d’annonce par les décideurs autorisés et de l’expertise populaire la plus large sur les pénuries, il n’y a pas de discussion possible. (...)
l’incompétence qui nous terrifie ne se résume pas à la capacité de Sibeth Ndiaye à dire n’importe quoi sur un ton péremptoire. Elle n’est pas une affaire de personne. C’est une affaire plus grave : il s’agit de l’incompétence structurelle des Etats contemporains sur les questions biopolitiques.
Nous connaissions, pour les avoir combattus, les méfaits objectifs des politiques néolibérales de privatisation sans limite, de marchandisation de tout ce qui concerne l’humain à commencer par la santé, de la casse des services publics et de toutes les formes de solidarité. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une autre dimension des mutations récentes des Etats. (...)
Si « le capitalisme produit une crise de l’attention » (Yves Citton), force est de constater que l’inattention institutionnelle à l’humanité, à sa survie matérielle et morale tend à devenir structurelle. (...)
Au biopouvoir moderne qui exerce son « droit de « faire vivre ou laisser mourir » (Foucault)[1] succède aujourd’hui un droit de « ne pas faire vivre et laisser mourir » (Judith Revel). La « nécropolitique » est de plus en plus souvent le nom donné à cette nouvelle posture d’État notamment au Brésil.
La désinvolture d’un Donald Trump, d’un Boris Johnson, d’un Jair Bolsonaro a été mise sur le compte d’un incurable populisme. Mais la désinvolture française, pour être plus feutrée, n’en est pas moins réelle. (...)
A la désinvolture s’ajoute le cynisme. Il s’exprime ouvertement outre Atlantique chez certaines figures conservatrices de la politique ou de l’économie. « La vraie question est la suivante : allons-nous couler toute l’économie pour sauver 2,5 % de la population qui, en règle générale, 1/ coûtent cher à la société et 2/ ne sont pas productifs ? » s’interroge l’avocat californien Scott McMillan sur Tweeter le 22 mars. Le lendemain, sur Fox news le vice-gouverneur du Texas Dan Patrick déclare que “les grands-parents, dont lui-même, seraient heureux de sacrifier leur vie pour préserver le bien-être financier de leurs enfants et petits-enfants ». Le 24 mars, un animateur de la même chaine de télévision, Glenn Beck enfonce le clou et déclare préférer que « les plus de 50 ans, retournent au travail afin de « maintenir cette économie en marche », même si cela signifie risquer la mort. » par des complications du nouveau coronavirus. »
On a observé très vite la surmortalité des personnes âgées atteintes du covid-19. Sans déclaration fracassante ni cynisme affiché, les autorités françaises ont appliqué un cynisme passif, laissant les EHPAD devenir des mouroirs (...)
Que dire de la situation des prisons et surtout des Centre de rétention administrative dont la fermeture est refusée par le Conseil d’État le 27 mars ? Que dire de la situation des foyers de travailleurs migrants ? Des sans-papiers ? Des sans-abris ?
Une défaillance structurelle.
Cette désinvolture est celle d’une incompétence paradoxalement très récente (...)
La planification pandémique débute en France en 2003, avec la crise du SRAS. Un premier plan daté du 7 octobre 2004 est classé à l’époque « Confidentiel Défense ». Il détaillait toutes les dimensions d’une réponse à une crise sanitaire, y compris les dimensions économiques, sociales et psychologiques. Il est repris dans un nouveau plan en 2006.
Les nouveaux risques naturels et sanitaires font partie intégrante des facteurs documentés par, le Livre blanc de la Défense de 2008 (page 55), « susceptibles d’engendrer une désorganisation des échanges économiques » notamment « la propagation de nouvelles souches virales ou bactériennes » qui « présentent des coûts de prévention et de protection très importants. » La menace sanitaire de l’épidémie de H1N1 en 2009-2010 a été abordée dans cet état d’esprit. Des stocks stratégiques de masques médicaux ont été alors constitués qui ont été confiés à l’Établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS) créé en mars 2007.
Cette réflexion stratégique, ce savoir-faire accumulé, ces moyens investis ont été dilapidés en quelques années, sous le quinquennat Hollande (...)
L’EPRUS a été dissout par la loi du 26 janvier 2016. Cette « loi de modernisation du système de santé » qui instaure les Agences Régionales de Santé et Santé Publique France a non seulement ouvert la voie à la marchandisation de la santé mais contribué à détruire une compétence publique en matière de prévention et de gestion des crises sanitaires.
Une guerre sans état-major.
Quand, le 16 mars, le Président français nous déclare « en guerre » contre le virus, il n’imagine peut-être pas encore que les circuits de décision et de contrôle mis en place dans l’État français depuis moins de dix ans ne savent pas ce que cela signifie. Les Agences Régionales de Santé ont une culture du contrôle financier des moyens, de la réduction de voilure financière et humaine. Que savent-elles de l’urgence sanitaire alors que leur tutelle, Santé Publique France, qui a absorbé l’EPRUS en 2016 a été un des agents de la dissolution des stocks de masques. (...)
Le Président sait-il lui-même ce que signifie « être en guerre » alors qu’il ne met en place aucun état-major de crise susceptible d’accélérer les procédures, de rassembler les informations, de gérer tout à la fois la complexité et l’urgence ? « Au final, qui dirige ? » interroge William Dab, « qui fait le plan d’attaque ? Qui répartit les moyens ? Qui fait la logistique ? Pour moi, c’est pas clair. Ce serait logique que ce soit la DGS. Mais je ne vois pas qu’on lui ait donné ce mandat et les moyens qui vont avec clairement. » Qui empêche les administrations de se perdre dans les appels d’offres des marchés publics pour commander des masques ? Qui empêche les Agences Régionales de Santé ou les préfectures de perdre des semaines précieuses pour autoriser les laboratoires vétérinaires à réaliser des tests après un feu vert gouvernemental déjà tardif le 5 avril ? Qui met en ordre de bataille des Agences Régionales de Santé pour mobiliser sur le terrain une réserve sanitaire scandaleusement sous utilisée ? (...)
Annie Chapelier, députée démissionnaire de LREM, qui a repris sa blouse d’infirmière au CHU de Nîmes ne décolère pas. Interpellée le 8 avril par un fournisseur qui lui propose depuis trois semaines des masques et des matériels par millions sans jamais avoir de réponse d’aucun ministère, elle renvoie un énième message au directeur de l’ARS. « Nous avons déjà identifié les fournisseurs tant au niveau national qu’au niveau ARS, » lui répond-il, « il n’y a plus de manque de fournisseurs. »
Que la situation ne soit pas meilleure dans d’autres pays est bien l’indice d’un problème structurel sans doute liée à la mondialisation financière. (...)
l’équipe spéciale chargée de gérer les pandémies à la Maison Blanche a été démantelée en mars 2018 sur décision de Donald Trump et de son conseiller à la Sécurité Nationale, John Bolton.
L’Organisation Mondiale de la Santé elle-même n’a pas échappé à cette perte de compétence explique Pascale Brudon, représentante de l’OMS au Viêtnam au moment du SRAS. « Dans cette nouvelle épidémie, l’OMS et son directeur général sont inaudibles » notamment « pour avoir endossé le discours de la Chine pendant de nombreuses semaines sans prendre en compte ni les lanceurs d’alerte, ni les rumeurs sur ce qui se passait à Wuhan. » Alors qu’en 2003, l’OMS avait été le chef d’orchestre d’une mobilisation internationale, les recommandations en 2020 sont tardives, rares et non suivies d’effet à l’instar de celle sur le trafic international. Il n’y a clairement aucun « quartier général sanitaire planétaire. »[3]
Entre militarisation et piratage.
Puisque c’est la guerre, dans la confusion, il reste le recours mythique à l’armée. Une militarisation de la gestion de crise s’opère en Italie et ailleurs (...)
quand c’est la guerre, dans la confusion, il reste le recours à la piraterie internationale. L’heure n’est plus à la coordination, ni à la coopération, ni même au respect du voisin. La pénurie mondiale de matériel médical, masques, respirateurs, écouvillons pour les tests, génère des comportements ahurissants. Donald Trump ne se contente pas de brandir le « Defense Production Act », loi d’exception, datant de la guerre de Corée, qui permet de contraindre le secteur industriel à produire du matériel médical. Il tente de mettre la main sur le matériel des autres, voire sur les médicaments. (...)
après transit aux USA. Une cargaison française est achetée directement sur le tarmac chinois le 1 avril. En mars, l’Armée de l’Air américaine aurait transporté dans le Tennessee, 500 000 écouvillons indispensables aux tests, fabriqués à Brescia et destinés au Nord de l’Italie. Les USA ne sont pas les seuls en cause. Des masques chinois destinés à l’Italie ont été détournés par les autorités tchèques. La pénurie de masques en France engendre des comportements similaires entre l’État et les collectivités locales. Le 5 avril, les 3,6 millions de masques chinois qui sont débarqués à l’aéroport de Bâle-Mulhouse sont réquisitionnés par les services de l’État au détriment de la région la Région Bourgogne Franche-Comté qui les avait commandés.
Quelle science au secours d’un pouvoir défaillant ?
Faute de politique, faute de vision stratégique, faute d’une compétence administrative sur laquelle s’appuyer, le pouvoir qui navigue à vue se cherche une référence incontestable. Ce sera « la Science », avec toutes les majuscules possibles. (...)
Comme le fait remarquer Didier Torny dans un entretien avec François Bonnet, « il est remarquable que le Haut Conseil de santé publique (HCSP), pourtant en charge des maladies infectieuses et transmissibles, et que Santé Publique France (SPF), chargé de la veille sanitaire et de la gestion de la réserve sanitaire, ne fassent pas partie du Conseil Scientifique. Le président du HCSP a été simplement invité à la troisième réunion, le 16 mars, et le directeur scientifique de SPF indiqué comme « correspondant » à la quatrième réunion du 23 mars. » En revanche, certains des membres ont des liens avec des entreprises pharmaceutiques qui fabriquent des tests de dépistage (Roche et BioMérieux) ou planchent sur des traitements pour soigner le Covid-19 (Abbvie et Sanofi).
La « science » ici mobilisée n’est pas totalement indépendante de l’État. Financements publics et labellisations passent par les Université et en France par le CNRS depuis 1939. Les scientifiques travaillent donc dans un cadre modelé par les politiques scientifiques successives qui orientent les recrutements, les terrains et les problématiques de recherche (...)
Ce contexte permet peut-être d’éclairer la durée, la violence et l’opacité de la polémique déclenchée par la proposition thérapeutique de Didier Raoult associant hydroxychloroquine et azithromycine et mise en pratique à l’IHU de Marseille. Cette polémique qui a mobilisé grands médias, politiques, ministres, médecins, chercheurs, réseaux sociaux a été à l’origine de plusieurs pétitions[5] et de sondages. Cette polémique française nous apprend beaucoup sur le rapport entre science, politique, industrie et démocratie en temps de pandémie. (...)
Jamais le doublement de l’accueil dans les hôpitaux du Grand Est et de l’Ile de France n’aurait été atteint avec les seules directives des ministères et des ARS. Seule une mobilisation professionnelle sans précédent a permis d’assurer soin et accueil malgré les déficiences des autorités. Ces hôpitaux savent aussi travailler avec des compétences sociales plus large pour faire face à des pénuries de matériels. Des hôpitaux comme celui de Saint-Brieuc ont mis en ligne un tutoriel de masques en tissu. De telles initiatives permettent des actions locales comme celle de la mairie d’Iffendic en Ille et Vilaine qui se fait fort d’équiper tous les habitants de masques fabriqués de façon artisanale. Entreprises, particuliers s’y mettent. L’inventaire des initiatives n’en sera sans doute jamais fait. Mais une chose est claire : pour la plupart des femmes et des hommes de ce pays, il n’est pas utile d’avoir, à l’instar de Sibeth Ndiaye, un « consensus scientifique », pour comprendre que le port universel du masque est non seulement une sécurité pour aujourd’hui mais une des conditions du déconfinement demain. Les quartiers populaires ne sont pas en reste : dans la cité du Franc-Moisin à Saint-Denis (93), ce sont les habitants qui désinfectent les hall d’immeuble.
À Saint-Denis le soutien au personnel de l’Hôpital Delafontaine passe aussi par des initiatives individuelles : un adresse de dépôt chez un particulier, un tableau pour ne pas faire trop de doublons dans les dons, une secrétaire de l’hôpital qui passe tous les matins vers 11 h 30 récupérer les gâteaux maisons, les fruits frais, les jus de fruits, les bonbons mais « emballés individuellement », le café, le thé les biscuits et autres plaquettes de chocolat. Les instructions aux donateurs (fournies par mail) précisent qu’il faut éviter « les gros paquet type chips ou fruits secs dans lequel tout le monde pioche, pour limiter les risques de contamination entre soignants ».
Dans l’incompétence du pouvoir, il nous faut inclure l’inattention sociale. Certes dès le 16 mars, un dispositif d’aide aux entreprises et aux salariés a été mis en place et continue à se développer. Mais la situation de détresse des familles précaires, y compris la détresse alimentaire est en grande partie passée sous les radars institutionnels. Même les mairies, plus régulièrement confrontées en direct à ces situations, restent souvent immobiles Partout en France des bénévoles se sont mobilisés de Marseille ou un ancien Mac Do a été réquisitionné de fait pour loger une banque alimentaire à Pierrefitte où un réseau de Gilets jaunes baptisé « secours jaune » collabore avec une Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) pour distribuer des colis alimentaires bio à des familles.
La combinaison des compétences peut sembler tout à fait improbable. Le gouvernement français a obstinément refusé de sauver l’usine de masque de Plaintel (Côtes-d’Armor) liquidée par Honeywell en 2018 alors qu’elle avait une capacité de production de 180 millions de masques par an. L’entreprise ne s’était jamais remise de la chute des commandes publiques après la décision de renoncer au renouvellement du stock stratégique. En avril 2020, en quelques jours, pour répondre à une commande publique locale, un petit entrepreneur de l’automobile monte une « usine éphémère » au Parc des expositions de La Teste-de-Buch en Gironde avec un objectif de 30 000 unités/jour. Singer a fourni des machines, la communauté de commune les tables, des traiteurs des repas bon marché, une chaine de machine expresso le café…Il a surtout été surpris de la rapidité avec laquelle il a pu mobiliser 260 couturières aux métiers les plus divers mais déjà investies dans la production artisanale familiale, amicale ou locale.
La vie quotidienne elle-même s’appuie sur la mobilisation d’une compétence collective informelle. (...)
Ces actions, le plus souvent, comme dans toutes les périodes de crise, notamment durant l’Occupation, mobilisent des réseaux préexistants : associations, réseaux de parents d’élèves, réseaux amicaux. C’est un peu plus que cette « insurrection de la bonté » dont parle Le Monde. Les Gilets jaunes y sont très présents : à Fontainebleau auprès des SDF, à Carcassonne pour la collecte de masques destinés à l’hôpital, au Havre pour la fabrication de masques lavables, à Rouen avec les street médics auprès des sans-abris…
Les compétences collectives qui se révèlent dans la solidarité sont connues depuis quelques temps déjà d’une certaine forme de capitalisme qu’on appelle le capitalisme « de plateforme ». L’uberisation des services urbains n’est autre qu’un dispositif d’exploitation de cette force de travail et de savoir informelle et capable d’auto-organisation. Il a fallu mobiliser ces compétences jusque dans la gestion de la réserve sanitaire. (...)
La lourdeur des administrations en charge de cette mobilisation notamment les ARS, les rendaient incapables de faire face. La situation a été débloquée en Ile de France par la mise en place d’une application élaborée par une Start-up, Medgo, et utilisable sur smartphone, qui met directement en relation des volontaires et des services hospitaliers…
Michel Foucault nommait « savoir assujetti », « toute une série de savoirs qui se trouvaient être disqualifiés comme savoirs non conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés, savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs au-dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requise. » Ces savoirs ce sont les nôtres : « celui du psychiatrisé, celui du malade, celui de l’infirmier, celui du médecin, mais parallèle et marginal par rapport au savoir médical ». Ce « savoir des gens », n’est pas ce qu’on appelle « le bon sens populaires » mais un savoir à la fois « local » et critique de l’ordre des choses.[10]
Cette mobilisation horizontale forge dès aujourd’hui une détermination : le jour d’après ne se fera pas sans celles et ceux qui dans les hôpitaux, dans les quartiers, aux caisses des super marchés rendent la vie possible malgré la gabegie gouvernementale. Il ne s’agit pas seulement de saluer leur abnégation et leur courage. Il s’agit de reconnaitre, comme l’expriment les Gilets jaunes d’Alès, qu’elles et ils « ont voix au chapitre au même titre que les banquiers, les politiques ou les scientifiques pour évoquer le jour d’après ». A des milliers de kilomètres de là, comme un écho, à Dakar où des tailleurs se sont mis à faire des masques à l’initiative d’une association d’aide aux enfants des rues, des voix s’élèvent pour affirmer cette « opportunité historique, de mobiliser leurs intelligences réparties sur tous les continents, de rassembler leurs ressources endogènes, traditionnelles, diasporiques, scientifiques, nouvelles, digitales, leur créativité pour sortir plus forts d’un désastre que certains ont déjà prédit. » (...)
La réflexion politique sur le monde d’après doit prioritairement puiser dans cette expérience qui est aussi une expérience d’espoir.
Les enjeux de l’incompétence d’État et des compétences populaires sont à usage immédiat. Comment seront prises ses décisions à venir, notamment celles concernant l’organisation du « déconfinement » et de la vie sociale dans les mois qui viennent et par qui ? (...)
À l’inattention du pouvoir, opposons pour l’avenir notre attention aux autres au sens que lui donnait le narrateur du roman d’Alberto Moravia. : ne pas oublier que « rien ne peut être exclu de la réalité, pas même les rêves ». Ces rêves sont essentiels car eux seuls nous permettent de « vivre pour savoir pourquoi on vit. »