
Nous reproduisons ici un long article d’Yves Faucoup publié dans Mediapart sur un colloque passionnant organisé à l’UFR de Psychologie (dirigée par Christine Lagabrielle), Université de Toulouse, par les étudiants et l’équipe pédagogique du master Psychologie de l’accompagnement professionnel, approches clinique et sociale (Laurent Combres, Antoine Duarte et Patricia Rossi, enseignants-chercheurs).
Une journée d’étude a été consacrée récemment à Toulouse aux liens entre travail, néolibéralisme et subjectivité. Le film Un autre monde a été projeté en présence du co-scénariste Olivier Gorce, suivi des interventions du psychanalyste Marie-Jean Sauret et du spécialiste de la souffrance au travail Christophe Dejours.
Le néolibéralisme change-t-il nos subjectivités ?, par Christophe Dejours
Christophe Dejours qui a écrit sur les conditions de travail, la souffrance et la violence dans le travail, tient des propos très forts à l’encontre du néolibéralisme, son cynisme et sa cruauté.
Il tient au préalable à définir le néolibéralisme, selon divers auteurs et philosophes : c’est une théorie politique et sociale hantée par la lutte contre les Lumières, contre le Christianisme, le socialisme, la planification, et contre l’État-Providence. Son but est d’établir la loi du marché et la concurrence généralisée entre les humains de façon à assurer aux créateurs de richesses la liberté d’entreprendre. Le terme même liberté est inapproprié car peut-on parler de liberté quand il s‘agit de prendre le pouvoir et de s’emparer de la richesse ?
Pour répondre à la question de savoir si le néolibéralisme influe sur la subjectivité, c’est-à-dire le fonctionnement psychique, il faut en passer par la clinique du travail. La centralité du travail, c’est d’abord la santé (mentale, du corps), au point que, pour beaucoup, le travail devient un médiateur : ce n’est pas seulement un plaisir, c’est le moyen de construire sa santé. Mais, dans le pire des cas, il mène jusqu’au suicide. Il n’y a pas de neutralité. Il faut essayer de comprendre pourquoi ça tourne dans un sens, ou ça tourne dans l’autre. (...)
Le néolibéralisme dans le travail c’est le tournant gestionnaire, c’est-à-dire l’éviction de ceux qui avaient jusqu’alors la main sur l’organisation du travail : les ingénieurs et les gens de métiers. (...)
À l’extérieur de l’entreprise, c’est le démantèlement du Code du travail qui avait été construit par le Conseil National de la Résistance et qui a été détruit systématiquement par Macron 1, El Khomri 2, Macron 2 à partir de 2017. Et aussi dans la formation des élites où on expurge tout ce qui relève de la science du travail. C’est la stratégie de l’ignorance : les élites sont formées à ne pas savoir penser ! Dans les écoles de commerce, de management, d’ingénieurs, on n’apprend plus les sciences du travail. Idem à Polytechnique, où on n’apprend que la gestion, le management (...)
Ainsi des progrès considérables ont été réalisés en matière de domination : ils iront jusqu’au bout, nettoyant tout ce qu’ils pourront dans l’enseignement. Cette opération a du succès, sauf qu’elle repose sur des bases scientifiques fausses (comme l’évaluation). Comment se fait-il que ça marche ? Tout simplement… parce que les gens le font marcher ! Pas parce qu’on l’impose : certains se précipitent, car c’est bon pour le CV, pour la carrière. On est en plein dans la servitude volontaire que dénonçait La Boétie (1548) : « la tyrannie ne peut fonctionner du seul fait du tyran, il faut que des gens se mettent au service d’un système qui pourtant nous broie ».
Même si nous désapprouvons le système, nous sommes amenés à le servir. (...)
Christophe Dejours a des mots très sévères à l’encontre des chercheurs qui participent aux travaux de l’Agence nationale d’évaluation de la recherche (AERES) qui évaluent leurs collègues sur des données fausses, le sachant, mais sans complexe. Ce qui ne les empêche pas de mener une petite vie tranquille : c’est ce qu’on appelle le clivage du moi.
Le clivage du moi, ceci dit en passant, c’est ce qui caractérise… le pervers sexuel. C’est très répandu même chez des gens qui ne sont pas des pervers sexuels. (...)
Les autres continuent de servir. Comment font-ils ? Tout simplement en arrêtant de penser (...)
La clinique est cruelle : elle nous fait découvrir combien c’est la servitude volontaire qui permet à la tyrannie néolibérale et gestionnaire de fonctionner. En même temps, il y a ambiguïté dans ce clivage acrasique : il faut le dire, « cela permet aux gens de ne pas tomber malades », c’est une stratégie de défense.
« Le Bien nait des penchants les plus vils »
Christophe Dejours montre alors d’où vient le néolibéralisme : ce n’est pas la nature, ce n’est pas un état de fait, cela a été pensé par des décisions humaines. Le néolibéralisme est pensé contre la bonté, l’assistance à autrui, la pitié, toutes notions défavorables à l’économie. (...)
Avec le néolibéralisme, le chômage a explosé, l’emploi s’est précarisé, le but étant que tout le monde évolue entre chômage et emplois incertains. Les individus sans travail sont privés de la reconnaissance qui est un élément fondamental de la construction de l’identité. Pathologie des chômeurs de longue durée (toxicomanie, alcoolisme, décompensation psychologiques et somatiques) et tentative de compenser ce manque par le travail illégal, le trafic de drogue, l’exploitation sexuelle, visant à une reconnaissance par l’argent. La sublimation chez Freud le fait au profit d’activités socialement utiles, tandis que le néolibéralisme laisse faire la pulsion antisociale, la main invisible du marché rétablira l’ordre social. Or les gens privés de travail sont privés du droit de sublimer.
C’est le syndrome des banlieues, accroissement de la violence, radicalisation, intégrisme et terrorisme : il ne s’agit pas d’affirmations en l’air, mais de pièces étudiées dans les dossiers des parquets. Dans le djihadisme il y a une promesse d’accomplissement de soi, d’être vraiment reconnu, que la société néolibérale n’offre pas. La subjectivité, ici, est dans la sublimation de la mort (on le voit dans les dossiers : amour de la mort, destruction de la démocratie, de la vie, des femmes), l’idéalisation d’un futur. Tous les intégrismes sont au service de la destruction des autres et de soi. La sublimation chez Freud, c’est au service de la vie, de la culture, c’est honorer la vie.
À la question « est-ce que le néolibéralisme est susceptible de transformer la subjectivité », Christophe Dejours répond tel qu’il le comprend aujourd’hui sachant que cela doit être débattu : « en sapant les conditions de possibilité de la sublimation, le néolibéralisme est contre la sublimation, la pensée néolibérale est un appauvrissement de la subjectivité et une limitation de l’accomplissement de soi (…) il agit de façon très puissante sur la subjectivité de nos contemporains ». Mais il importe de préciser que le néolibéralisme ne crée pas ce clivage acrasique ex-nihilo. Ce n’est pas une création, c’est bien ça qui est terrible : ce clivage est présent chez chacun d’entre nous, c’est une potentialité psychique à l’intérieur de chaque être humain. « Le néolibéralisme déséquilibre la subjectivité, c’est-à-dire le fonctionnement psychique, en faveur de la perversion, au dépens de la civilisation, et dans la marge il crée le fanatisme, le nihilisme, et le terrorisme ».
Quel fil nouent travail, subjectivité et néolibéralisme ? par Marie-Jean Sauret
Il débute son propos en direct du divan, citant les plaintes entendues : « Nous ne sommes pas des bœufs », « pas des machines », « on nous traite comme du bétail » !
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Après son intervention, Marie-Jean Sauret m’a confié qu’il était moins optimiste que Christophe Dejours sur l’effondrement prévisible du capitalisme du fait, selon Dejours, que la science de la gestion est une supercherie inventée par de faux savants, donc par des êtres humains (et non pas par une loi naturelle) et que d’autres êtres humains pourraient déboulonner. Selon Sauret, le capitalisme fonctionne grâce à l’intervention du pouvoir politique qui adapte sans cesse la loi de sorte qu’elle serve les grands possédants. Il ne tombera pas de lui-même, il faut militer pour un changement politique, sans oublier que pour Marx l’économie a une dimension idéologique (et de citer Jean-Pierre Dupuy qui parle d’économystification). La servitude volontaire ne suffit pas à expliquer que tant de personnes continuent à servir un système qui veut tout maîtriser (machines, hommes, nature). La sublimation ne suffira pas car la prédation a contaminé tous les domaines traditionnels de la sublimation. Vision pessimiste d’un monde où l’homme cyborg et la machine auraient remplacé les individus de notre espèce, « triomphe de la pulsion de mort ».