
Trois mois après avoir dénoncé la « censure » du ministère de l’éducation nationale, le dessinateur Jul publie sa version de « La Belle et la Bête » avec le soutien de plusieurs figures du camp présidentiel. S’appuyant sur cette affaire et d’autres, des élus de gauche veulent mobiliser l’Assemblée contre la menace qui pèse sur l’enseignement.
Sa bande dessinée avait choqué le ministère de l’éducation nationale au point que celui-ci annule sa commande initiale de 800 000 exemplaires et renonce à faire préfacer l’ouvrage par Élisabeth Borne. Trois mois plus tard, le dessinateur Jul publie sa version du conte La Belle et la Bête (GrandPalais-Rmn Éditions), sans l’appui du gouvernement, mais avec celui de plusieurs figures du camp présidentiel qui ont accepté d’en accompagner la sortie.
Dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux dimanche 15 juin, on aperçoit l’ancien premier ministre Édouard Philippe, la haut-commissaire à l’enfance Sarah El Haïry, ou encore l’ex-ministre de l’éducation nationale Nicole Belloubet lire des extraits du conte. À leurs côtés, d’autres responsables politiques (François Hollande, François Ruffin ou Cyrielle Chatelain), mais aussi des personnalités issues du cinéma, de la littérature ou des médias.
Michelle Perrot, Stéphane Bern, Golshifteh Farahani, Amélie Nothomb, Gaël Faye, Anna Mouglalis, François Morel, Judith Godrèche, et même Sylvain Tesson... Ils et elles ont prêté leur voix pour défendre le texte de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1711-1776), mais surtout les illustrations de Jul qui l’accompagnent. Des illustrations qui ont tant heurté la directrice générale de l’enseignement scolaire (Dgesco), Caroline Pascal, comme l’avait raconté Le Monde au mois de mars. (...)
« Le produit ne permet pas une lecture en autonomie, à domicile, en famille et sans l’accompagnement des professeurs pour des élèves âgés de 10 à 11 ans. Les illustrations de l’ouvrage abordent des thématiques qui conviendraient à des élèves plus âgés », écrivait alors Caroline Pascal, évoquant les sujets de « l’alcool », des « réseaux sociaux », mais aussi « des réalités sociales complexes ». Jul avait aussitôt dénoncé une « censure sans précédent », pointant des « prétextes fallacieux et pour partie mensongers ».
« La seule explication est pour moi à chercher dans le dégoût de voir représentés des princes et des princesses qui ressemblent un peu plus à des écoliers d’aujourd’hui et peuvent s’habiller en survêtement, entre deux scènes avec des robes de princesses et du clavecin », indiquait le dessinateur, avant de pousser le questionnement : « Le “grand remplacement” des princesses blondes par des jeunes filles méditerranéennes serait-il la limite à ne pas franchir pour l’administration versaillaise du ministère ? »
Au cœur des institutions
Sitôt la polémique soulevée, Élisabeth Borne avait choisi CNews et Europe 1 pour défendre la décision de son ministère. Elle avait notamment répété que cette version du conte de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont ne lui semblait pas « adaptée » à des élèves de 10 ans « sans accompagnement pédagogique » (...)
l’annulation de la commande des 800 000 exemplaires est aussi citée comme exemple dans une proposition de résolution « tendant à la création d’une commission d’enquête sur la menace ultraréactionnaire qui pèse sur l’École de la République », qui s’apprête à être déposée à l’Assemblée nationale. À l’initiative de la présidente du groupe écologiste, Cyrielle Chatelain, elle est signée par une trentaine de député·es, pour la plupart issu·es des rangs de la gauche : François Ruffin, Clémentine Autain, François Hollande, Elsa Faucillon, Olivier Faure, Sandrine Rousseau, Alexis Corbière, Fatiha Keloua Hachi...
Dénonçant « les dérives du retour d’un conservatisme idéologique au sein des institutions éducatives françaises », l’exposé des motifs s’interroge sur le « revirement, soudain et injustifié », du ministère de l’éducation nationale. Et pointe le rôle de Caroline Pascal, déjà « mise en cause par plusieurs personnes pour avoir minimisé les dérives au sein de l’établissement d’enseignement privé Stanislas ». « Il est probable donc que pour la deuxième fois, elle ait interféré dans un travail en cours et cela à des fins politiques », peut-on notamment lire.
La commission d’enquête sur les violences dans les établissements scolaires, née dans la foulée de l’affaire Bétharram, a en effet mis en lumière le rôle trouble joué par Caroline Pascal et son intervention directe pour dissimuler l’homophobie de l’établissement catholique. (...)
L’appui des médias Bolloré
À l’époque, les conclusions du rapport de l’inspection générale avaient été reprises à l’identique et sans relâche par le diocèse de Paris, la direction de l’enseignement catholique, Caroline Pascal ou encore l’éphémère ministre de l’éducation Amélie Oudéa-Castéra, afin de blanchir Stanislas. Entre-temps, l’affaire était devenue explosive, le grand public ayant appris qu’Amélie Oudéa-Castéra scolarisait ses propres enfants dans cet établissement – la ministre ne restera à ce poste qu’un mois.
Prête à tout pour épargner le lycée parisien, au prix de nombreuses contrevérités, Caroline Pascal l’avait même défendu devant les caméras de France 2 en répétant ses conclusions fallacieuses. (...)
À l’époque, la patronne de l’inspection avait même outrepassé son devoir de réserve pour accorder une interview au JDD, qui défendait lui aussi l’établissement à longueur de colonnes. Un an plus tard, lors des révélations de Mediapart sur l’affaire Bétharram, c’est son époux et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, Camille Pascal, qui s’entretiendrait avec le journal de Vincent Bolloré pour discréditer nos informations. (...)
S’agissant de Vincent Bolloré, la commission d’enquête souhaitée par Cyrielle Chatelain et la trentaine de député·es entend justement se pencher sur ces « offensives moins visibles, mais tout aussi dangereuses [qui] s’opèrent dans le secteur de l’accompagnement à la parentalité ou de l’édition scolaire ». Le projet de résolution cite le groupe du milliardaire, qui « a pris le contrôle de Hachette Éducation » et « représente aujourd’hui près de 40 % du marché scolaire et parascolaire », ainsi que le fonds du milliardaire Pierre-Édouard Stérin.
Soulignant « l’entrisme progressif au sein des instances de pilotage de l’éducation ou dans des secteurs stratégiques », le texte revient enfin sur « la pression directe exercée par des groupes ultraconservateurs ». L’exposé des motifs de la proposition de résolution évoque notamment les « attaques de groupes organisés » comme le réseau des « Parents vigilants » créé par le parti d’Éric Zemmour.
Il cite notamment l’exemple de cette professeure de philosophie du lycée Watteau à Valenciennes (Nord) qui avait reçu une « avalanche de menaces de viol et de mort », après avoir voulu organiser, en décembre 2022, une visite à l’Auberge des migrants à Calais avec les élèves de classe préparatoire. (...)
En 2023, une infirmière scolaire de Saint-Étienne (Loire) avait ainsi été contrainte de renoncer à dispenser des cours d’éducation à la sexualité, après avoir été violemment prise pour cible. Des associations d’extrême droite ou proches de Reconquête avaient en effet mené une campagne mensongère, accusant l’intéressée d’expliquer « à des enfants de 9 à 10 ans ce qu’étaient la fellation, la sodomie, le cunnilingus, le changement de sexe, ou encore le “caressage” de testicules ».
Pour les député·es souhaitant une commission d’enquête sur ce qu’ils et elles qualifient de « tentative de confiscation par un groupe ultraréactionnaire d’un bastion de l’égalité », il est aujourd’hui « de la responsabilité de l’Assemblée nationale d’examiner avec rigueur la réalité de la menace réactionnaire dans le milieu scolaire en France, d’évaluer ses réseaux, ses relais, et ses effets concrets sur le terrain ».