
Obligation envers les autres membres, la solidarité témoigne de la solidité d’une communauté. C’est pourquoi l’affaiblissement des mécanismes de sécurité sociale, telle la baisse des prestations familiales concoctée par le gouvernement français, affecte la cohésion nationale. Par l’égale dignité des citoyens qu’il met en œuvre, ce principe juridique forme le socle du développement humain.
Bien qu’elle doive l’essentiel de sa fortune à la pensée sociologique et politique, la notion de solidarité a une origine juridique. Elle a d’abord désigné (dans le code civil de 1804) une technique du droit de la responsabilité utilisée en cas de pluralité de créanciers (solidarité active) ou de débiteurs (solidarité passive) d’une même obligation. C’est seulement à la fin du XIXe siècle qu’elle a acquis un sens juridique nouveau : celui d’organisation collective permettant de faire face aux risques liés au machinisme industriel, et de faire peser sur ceux qui de fait les créent une responsabilité objective, indépendante de toute faute. Ont ainsi été institués des régimes de solidarité que Jean-Jacques Dupeyroux a justement décrits comme des « pots communs (...) où l’on cotise selon ses ressources et où l’on puise selon ses besoins (1) ».
Parce qu’elle ne se laisse jamais dissoudre dans un pur calcul d’intérêt, la solidarité est un facteur de résistance, pour le meilleur et pour le pire, à l’empire du marché. Lui donner force juridique permet de limiter l’extension de la compétition économique à tous les domaines de la vie.
C’est sur le plan national que la solidarité a acquis la plus grande portée. (...)
Le code de la Sécurité sociale (1945) affirme ainsi que « l’organisation de la Sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale ». A ce principe correspond une citoyenneté sociale, distincte de la citoyenneté politique, qui repose sur trois piliers : la sécurité sociale, les services publics et les libertés collectives garanties par le droit du travail (liberté syndicale, négociation collective et droit de grève). Cette citoyenneté sociale, qui ne procède pas d’un droit du sang ou du sol, unit tous ceux qui contribuent à la solidarité nationale par leurs impôts et cotisations et bénéficient de celle-ci en tant qu’assurés sociaux et usagers des services publics. La solidarité nationale n’est pas exclusive. Elle admet en son sein l’expression de solidarités plus étroites qu’on peut qualifier de « solidarités civiles » — fondées sur le volontariat et gérées par des organismes à but non lucratif, comme les associations, les syndicats ou les mutuelles —, sans oublier les solidarités familiales. Toutes s’exercent sous l’égide de la solidarité nationale, qui les coordonne et que tout à la fois elles prolongent et soutiennent. (...)
Ainsi définie, la solidarité se distingue aussi bien de l’assurance que de la charité. A la différence de l’assurance privée, qui s’appuie sur un calcul actuariel des risques (par une méthode statistique), un régime de solidarité repose sur l’appartenance à une communauté, qu’elle soit nationale, professionnelle ou familiale. Les membres de cette communauté qui sont à un moment donné les plus fortunés, ou les moins exposés au risque, contribuent davantage que les moins fortunés ou les plus exposés, mais tous ont les mêmes droits. A la différence de la charité (ou de son avatar contemporain, le care), la solidarité ne divise donc pas le monde entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent : tous doivent contribuer au régime selon leurs capacités, et tous ont le droit d’en bénéficier selon leurs besoins. Expression de l’égale dignité des êtres humains, l’organisation de la solidarité est un frein à l’extension de la logique marchande à toutes les activités humaines. C’est pourquoi elle est depuis trente ans la cible privilégiée des politiques néolibérales.
L’érosion des solidarités nationales est la manifestation la plus visible de cette remise en cause. (...)
’on a pratiqué ce que le conseiller d’Etat Didier Tabuteau appelle « une politique du salami », qui consiste à « découper en fines tranches l’assurance-maladie obligatoire, pour permettre son absorption, progressive et tolérée, par les organismes de protection complémentaire » (2).
Cette rupture est particulièrement nette au niveau de l’Union européenne. C’est là en effet que la solidarité a pour la première fois été reconnue comme un principe général du droit (d’abord en 1993 par la Cour de justice européenne, puis en 2000 par la Charte européenne des droits fondamentaux). Mais, depuis quinze ans, la Cour de justice envisage les législations sociales et fiscales des Etats membres comme des « produits » en concurrence sur un marché européen des normes. Elle autorise les grandes entreprises à choisir la plus économique et à se soustraire aux devoirs inhérents au principe de solidarité nationale. Les directives européennes, à l’exemple de celle régissant le détachement des travailleurs (3), vont dans ce sens. Dans le même temps, la Cour de justice invoque la libre circulation pour étendre le cercle des bénéficiaires de la solidarité nationale à des personnes qui ne participent pas à son financement.
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en encourageant la fuite des cotisants et en imposant la prise en charge des non-cotisants, le droit européen brise le lien entre droits et devoirs de solidarité ; il prépare un monde où ne subsisteront plus que l’assurance et l’assistance, le marché et la charité. L’Union est ainsi engagée dans ce que Fritz Scharpf a justement nommé un processus d’« intégration négative », qui démantèle les solidarités nationales sans parvenir à édifier des solidarités européennes (4). (...)
Cette entreprise de déconstruction s’exerce également sur le plan national, comme le montre l’évolution des prestations familiales en France. Avec le succès démographique que l’on sait, il avait été décidé après guerre de faire jouer la solidarité nationale au profit de tous les ménages ayant des enfants à charge, quel que soit leur niveau de revenus. En rognant ou supprimant ces avantages pour les classes moyennes, les réformes récentes nous ramènent à un système d’assistance aux pauvres. Quant à la protection sociale complémentaire, c’est le Conseil constitutionnel qui a décidé d’en chasser le principe de solidarité. (...)
Dans les pays émergents en revanche, l’institution de mécanismes de solidarité n’est pas perçue comme un obstacle au développement, mais comme l’une de ses conditions les plus urgentes. Ce qui a donné lieu à des initiatives remarquables, comme le programme « Bourse familiale » (9) au Brésil ou le National Rural Employment Guarantee Act (10) en Inde. Ces initiatives ne sont pas exemptes de défauts, mais témoignent de ce que l’organisation de la solidarité est une question d’avenir qui se pose en toute société et non un monument historique qu’on pourrait raser ou conserver en l’état. Plus généralement, les tensions et les inégalités engendrées par la mondialisation font resurgir des solidarités dans l’action, comme on le voit dans des situations aussi différentes que les grèves en Chine et les soulèvements du monde arabe, mais aussi des solidarités d’exclusion, fondées sur le retour fantasmé à des identités religieuses, ethniques ou tribales (11).
A l’échelle mondiale, la solidarité fait aussi retour en tant que technique du droit de la responsabilité (...)
La responsabilité solidaire est un outil juridique permettant de percer l’écran de la personnalité morale et d’obliger ceux qui ont le pouvoir économique à répondre des conséquences sociales et environnementales de leurs décisions. Engagée avec l’instauration de la responsabilité des entreprises en matière de produits défectueux, cette démarche peut concerner les questions les plus diverses : recours au travail illégal, infraction aux règles de santé et de sécurité, manquement aux règles de la concurrence, corruption ou fraude fiscale, pollution marine (affaire de l’Erika), remise en état écologique des sites industriels... (...)
aucun ordre juridique ne peut durablement s’accommoder d’un principe général d’irresponsabilité. Tel un phénix, la solidarité renaît toujours de ses cendres.