
La démocratie n’en a plus guère que le nom : le peuple, qui a placé sa confiance dans les institutions, a surtout appris d’elles à ne pas se passer de chef. Selon l’auteure de cette tribune, le « sol » même de la Ve République est « marécageux » et l’Union européenne a délégué aux experts de la finance le soin de décider pour les citoyens dès sa fondation.
"Non jamais la Cour et ses serviteurs ne vous trahiront dans le sens grossier et vulgaire, c’est-à-dire assez maladroitement pour que vous puissiez vous en apercevoir assez tôt pour que vous soyez encore à temps de réparer les maux qu’ils vous auront faits. Mais ils vous tromperont, ils vous endormiront, ils vous épuiseront : ils vous amèneront par degrés au dernier moment de votre agonie politique ; ils vous trahiront avec art, avec modération, avec patriotisme ; ils vous trahiront lentement, constitutionnellement, comme ils ont fait jusqu’ici. » Robespierre, janvier 1792.
La crise politique que nous traversons au moins depuis 2005 est une crise paradoxale, elle met en visibilité des secrets de polichinelle : nos régimes politiques occidentaux ne sont pas vraiment démocratiques ni à l’échelle nationale, ni à l’échelle européenne, ni à l’échelle globale. Les différentes échelles sont d’ailleurs intriquées. L’échelle européenne est supposée être déterminée par l’échelle nationale, car les décisions importantes doivent être ratifiées par les Parlements, mais désormais, si les peuples votent mal, on peut renoncer à les faire voter ou les faire voter plusieurs fois.
La falsification des résultats électoraux du référendum sur le traité en vue d’une constitution européenne – car comment appeler le fait de refaire voter les pays qui avaient voté contre, sinon une falsification légalisée ? – a produit un premier dévoilement conduisant un certain nombre d’électeurs à désormais grossir les rangs des abstentionnistes. La crise grecque a montré que l’intrication se faisait désormais à l’échelle globale, sans plus tenir compte de l’expression démocratique de la voix d’un peuple qui tente de se ressaisir de ses droits à exister (...)
Nous sommes ainsi sous un régime où la finance globalisée décide sous couvert d’institutions autoproclamées, fondamentalement illégitimes sur le plan des peuples souverains et illégales au regard des institutions ratifiées démocratiquement. (...)
Parfois les choses s’aggravent, comme c’est le cas en ce moment en France, où l’état d’urgence légalement prolongé est en voie d’être constitutionnalisé par des institutions de l’État de droit, comme si elles avaient décidé de se saborder elles mêmes. (...) En France, de fait, le Parlement, le Conseil constitutionnel et des juges administratifs ont avalisé ce que la Commission nationale consultative des droits de l’homme trouve inacceptable. (...)
Un peuple absent à lui-même
Pourtant, les peuples, quand ils ne sont pas écrasés comme le peuple grec, semblent finalement soit s’en accommoder, soit même considérer que cela est naturel. D’où vient cette naturalisation d’une organisation de la politique qui ne laisse plus aux peuples qu’une présence ritualisée et évanescente dans l’exercice d’un droit de vote désormais dénué de toute efficience politique réelle ? Qu’est-ce à dire, sinon, que les institutions ont à la fois été fétichisées et corrompues ? Qu’est-ce à dire, sinon, qu’au lieu de permettre de représenter le peuple, c’est-à-dire de le rendre présent à lui même, elles l’ont rendu absent à lui même, au point qu’il ne puisse plus même imaginer qu’il détient le pouvoir de résister à l’oppression, droit pourtant inscrit dans le bloc constitutionnel français, à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? (...)
Le sol des institutions de la Ve république est marécageux : tours de passe-passe, falsifications, trahisons, intimidations… Peut-on dès lors aujourd’hui parler de dérive ou simplement d’accomplissement de la Ve République ?
La vigilance sensible plutôt que la benoite confiance
Quand aux institutions européennes, elles ont été concoctées dans des cénacles autoproclamés, dans un contexte de guerre froide où la défense de la liberté est présentée comme relevant de l’institutionnalisation d’une Europe unie. Mais cette Europe n’est pas tant élaborée avec les idéaux de l’antinazisme qu’avec ceux de l’anticommunisme dans une alliance effective avec les grandes institutions économiques états-uniennes. Là aussi la post-démocratie [1] est au cœur des institutions.
Mais si, dans l’un et l’autre cas, il fallait cacher les choses des fondations, faire croire que de Gaulle n’était pas en lien avec Salan et Massu, faire croire que l’Europe telle qu’elle s’élaborait était le fruit des rêveries des résistants, aujourd’hui tout est cru.
Or, ces institutions ont façonné un citoyen qui ne pense plus pouvoir vivre sans chef, ne sait plus imaginer les liens complexes et fragiles d’un pouvoir décisionnaire délibératif.
Seuls ceux qui ont voté « non » en 1958, ceux qui n’ont pas été dupes du traité de Rome peuvent encore nous éclairer par les traces qu’ils ont laissées et nous aider à retrouver une lucidité républicaine, celle qui vient d’une méfiance légitime face à ce qui est trop vite naturalisé. Cette méfiance qui permet la vigilance sensible plutôt que la benoite confiance face à des institutions indéniablement corrompues dès leur naissance. (...)