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le Monde Diplomatique
Nous sommes tous des mutants
Article mis en ligne le 20 janvier 2018

Faut-il modifier le vivant en changeant l’information que les organismes se transmettent d’une génération à l’autre : leur patrimoine génétique ? On dispose désormais d’outils permettant d’intervenir sur les génomes d’une manière dirigée et précise, ce que la nature fait de manière aléatoire. Plutôt que l’extase ou l’effroi, cette perspective appelle une réflexion rationnelle : pour qui et pour quoi faire ?

« Êtes-vous pour ou contre ? » Dans le domaine de la génétique, et plus particulièrement celui des modifications dirigées des génomes, cette question-couperet supplante souvent les autres. Elle se pose avec une insistance plus stridente encore depuis la mise au point de nouveaux outils moléculaires, appelés Crispr, qui permettent de couper, d’éliminer ou de remplacer des séquences bien précises du génome avec facilité. En théorie, ces méthodes ouvrent des champs d’application illimités. Mais peut-on vraiment savoir ce qu’il faut en penser avant de comprendre ce dont il s’agit ?

Modifier un génome consiste à remplacer de façon ciblée un gène ou un fragment de gène par un élément — un morceau d’ADN — destiné à le réparer ou, au contraire, à l’inactiver. En laboratoire, les chercheurs utilisent ce procédé depuis déjà plusieurs décennies, mais avec des outils moléculaires dont la manipulation plus laborieuse limitait l’usage. Il ne faut pas confondre la modification dirigée des génomes — en anglais genome editing (1) — avec la simple transgenèse, qui consiste, elle, à insérer un gène additionnel dans un génome, en espérant qu’il confère un caractère nouveau à la cellule ou à l’organisme, mais sans cibler délibérément son emplacement d’insertion précis (locus). Les organismes génétiquement modifiés (OGM), qui soulèvent tant de questions, ou la thérapie génique sous sa forme initiale relèvent de la transgenèse. Dans le cas du genome editing, seul le locus ciblé doit être modifié et ce de façon dirigée (lire « Agir sur le génome »).

Les outils moléculaires utilisés existent à l’état naturel ou proviennent de simples assemblages d’éléments naturels, car la nature ne se prive pas de remodeler les génomes. Elle le fait même en permanence. Les phénomènes de transgenèse comme les insertions ciblées ou les mutations aléatoires sont des processus courants sans lesquels nous n’existerions pas. Ces dernières décennies, la recherche a mis en évidence dans tous les génomes étudiés, y compris le nôtre, des traces de gènes provenant d’autres organismes, acquis par transgenèse dans les lignées ancestrales. Les mécanismes responsables de ces transferts ne sont pas encore bien compris, mais ils jouent certainement un grand rôle dans l’évolution biologique. (...)

on sait maintenant qu’un élément aussi important pour les mammifères — et donc nous-mêmes — que le placenta provient également d’un transfert de gène. Les syncytines, protéines essentielles à la formation de cette structure sans laquelle les fœtus ne sauraient se développer, doivent leur synthèse à des gènes que nos lointains ancêtres ne possédaient pas. Ils les ont acquis lors d’infections par des virus analogues aux rétrovirus actuels qui, comme le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), présentent la particularité d’insérer leur propre génome dans celui de la cellule infectée. Dans le cas du placenta, le gène viral qui servait à produire l’enveloppe du virus a été capturé par la cellule infectée de la lignée germinale et, après évolution, a servi à la synthèse de syncytines chez les descendants. (...)

Mais, alors que ces phénomènes se produisent de manière aléatoire dans la nature, on peut les diriger en laboratoire.

Cette action humaine sur le matériel génétique est-elle vraiment nouvelle ? Par les méthodes utilisées assurément ; par les résultats obtenus, non. Depuis des millénaires, l’humanité n’a cessé d’agir sur les génomes par l’élevage et l’agriculture. Sans oublier les animaux de compagnie (...)

Tous les génomes se modifient en permanence, et pas seulement sur le long terme. Ils changent à chaque génération — celui des humains en particulier. En comparant la séquence intégrale du génome d’un nouveau-né à celles de ses deux parents, on peut identifier avec une extrême précision toutes les mutations apparues en une génération au cours du processus reproductif. Des centaines d’analyses de ce type ont fourni des résultats troublants : nous sommes tous des mutants ! Plus précisément, chaque nouveau-né porte en moyenne une cinquantaine de mutations ponctuelles, c’est-à-dire des changements limités à un petit nombre de nucléotides, voire à un seul. Le plus souvent, ces altérations n’ont heureusement pas d’effet délétère. Mais ce n’est pas tout : à chaque nouvelle génération, des segments plus ou moins longs d’ADN disparaissent, se déplacent ou se dupliquent. Ils peuvent porter des gènes ou des fragments de gènes qui ainsi disparaissent, se multiplient ou changent d’environnement génomique de façon apparemment aléatoire. Au total, ces mutations dites structurelles impliquent un nombre de nucléotides beaucoup plus important que les mutations ponctuelles. Le génome s’en trouve donc significativement modifié, mais, la plupart du temps là encore, sans conséquence néfaste. Certaines de ces mutations s’avèrent en revanche délétères et conduisent, par exemple, à des déficiences mentales graves ou à des cas d’autisme. C’est par rapport à ces phénomènes naturels qu’il faut replacer les modifications dirigées des génomes ainsi que les espoirs ou les craintes qu’elles peuvent susciter. (...)

Le véritable problème tient à ce que les chercheurs ne sont pour le moment pas en mesure de prédire toutes les conséquences d’un changement pourtant limité d’un seul gène.

Dans le cas de maladies génétiquement plus complexes comme les cancers, par exemple, agir sur les génomes ouvre d’immenses espoirs. On a par exemple réussi à modifier génétiquement des globules blancs (lymphocytes) de façon à leur faire cibler et tuer spécifiquement des cellules cancéreuses. (...)

La principale difficulté d’application des modifications dirigées des génomes à usage thérapeutique humain consiste à s’assurer que seul le gène ciblé est modifié et que d’autres altérations non désirées ne se sont pas produites ailleurs pendant le processus. Ce problème existe avec les outils Crispr comme avec les précédents, mais les techniques de contrôle progressent à très grande vitesse.

Il faut enfin s’interroger sur l’utilité générale des modifications de génomes. Dans le domaine des plantes, on assiste à une prolifération de constructions génétiques d’intérêt variable, parfois seulement ornemental. Certaines au contraire conduisent à des améliorations agronomiques propres à résoudre des problèmes alimentaires. Mais se pose immédiatement le problème de l’accès aux graines ; car, si les gènes naturels ne peuvent pas être brevetés, il n’en va pas de même des lignées portant les gènes modifiés ni des méthodes qui permettent ces modifications. Aux États-Unis, la technologie Crispr fait l’objet d’une bataille juridique. Les enjeux potentiels aiguisent les appétits.

Alors, pour ou contre ? Pour, si agir sur les génomes se fait dans l’intérêt du plus grand nombre et en particulier des plus nécessiteux. Contre, si agir sur les génomes se fait uniquement pour le bénéfice de quelques-uns. Le problème n’est plus scientifique, mais économique, juridique et politique.