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Entre les lignes entre les mots
Nouveaux enjeux Nord-Sud dans l’économie numérique
Éditorial de Cédric Leterme, Docteur en sciences politiques et sociales
Article mis en ligne le 16 juin 2020
dernière modification le 15 juin 2020

La production, le développement et la diffusion des technologies numériques suscitent des inquiétudes – politiques, économiques, environnementales – de plus en plus largement débattues. Leurs conséquences sur les rapports Nord-Sud sont toutefois encore trop souvent ignorées. Elles risquent pourtant de creuser les inégalités, tout en créant de nouvelles formes de dépendance et d’exploitation.

« Capitalisme de plateforme » (Srnicek, 2018), « capitalisme de surveillance » (Zuboff, 2019), « quatrième révolution industrielle » (Schwab, 2016), « économie numérique » (Cnuced, 2019), les qualificatifs ne manquent pas pour désigner les conséquences du développement des technologies numériques sur l’économie et la société. Par « technologies numériques », il faut entendre « le type de technologie – par opposition à la technologie analogique – basé sur la notation de tous les signaux (p. ex. sons, images, données) sous une forme uniforme 0-1. La technologie numérique comprend l’informatique, la communication et le contenu » (Zacher, 2015). (...)

Le poids de la « bulle Internet » et du crash de 2008

Toutefois, au moins deux autres événements « extra-technologiques » ont joué un rôle clé dans le façonnement de « l’économie numérique » telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le premier, c’est l’éclatement de la « bulle Internet », en 2001, dont Shoshana Zuboff nous explique qu’il aurait été à l’origine de l’invention du « capitalisme de surveillance » par Google (Zuboff, 2019). Jusque-là, en effet, la firme de Mountain View (dans la Silicon Valley, lieu du siège de Google) s’était juré de ne jamais monnayer les informations récoltées sur ses usagers à des fins publicitaires. Mais devant la nécessité de commencer à dégager des profits dans un contexte de défiance généralisée vis-à-vis des « entreprises d’Internet », elle a rapidement changé d’avis et développé un modèle d’extraction et d’exploitation systématique des « données » qui allait rapidement faire des émules. (...)

Le second événement, c’est la crise économique et financière de 2008, qui a débouché sur une injection massive de liquidités dans l’économie mondiale, sans laquelle l’« ubérisation » et la prolifération des « plateformes collaboratives » n’auraient pas été possibles (...)

« L’or noir du 21e siècle »

Ces évolutions ont donné naissance à une nouvelle dynamique sociale et économique dans laquelle les « données numériques1 » occupent une position centrale. (...)

D’abord, elles permettent d’optimiser des processus, des services ou des produits en offrant, à ceux qui les déploient, des informations de plus en plus complètes sur leur fonctionnement. Deuxièmement, elles permettent de réaliser des prédictions de plus en plus précises sur des comportements individuels ou collectifs ou encore sur des événements naturels (ex : sécheresses, maladies…), qui peuvent offrir un avantage concurrentiel décisif par rapport à des rivaux (économiques ou politiques).

Troisièmement, les données sont la matière première indispensable au développement de la forme actuellement la plus courante d’intelligence artificielle, le « deep learning » (ou « apprentissage profond ») lequel fonctionne sur base d’exemples fournis en quantité astronomique2. Enfin, toutes ces utilités font que les données acquièrent également une valeur d’échange qui permet à ceux qui les détiennent de les monnayer (ou plutôt de monnayer les informations qu’elles nourrissent) auprès de ceux qui souhaiteraient également en tirer profit.

Tout ceci explique que l’on ait pu parler des données comme du « nouvel or noir du 21e siècle » (The Economist, 2017). (...)

comme l’explique Parminder Jeet Singh, « à mesure qu’un secteur se numérise, il tend à s’organiser autour d’une “plateforme” de mise en réseau. […] Ces “plateformes” numériques sectorielles, de nature monopolistique, peuvent être considérées comme un élément générique de la réorganisation sociale sous l’impact du numérique » (Singh, 2017a).

Concentration économique et géographique

Cette tendance au monopole est d’autant plus importante que ces plateformes bénéficient tout particulièrement de ce que les économistes appellent l’« effet de réseau », soit le fait que l’utilité d’un service augmente avec le nombre de personnes qui l’utilisent. (...)

Google capte aujourd’hui 90% du marché mondial des recherches en ligne ou Facebook 66% du marché des réseaux sociaux (Cnuced, 2019). Or, cette tendance au monopole est d’autant plus problématique qu’elle s’étend progressivement à l’ensemble des secteurs de l’économie (...)

Autre problème, cette concentration économique se double d’une concentration géographique elle aussi particulièrement aiguë. Deux pays seulement, les États-Unis et la Chine, se taillent en effet la part du lion. (...)

Résultat, si les États-Unis ont longtemps régné sans partage sur l’ensemble des maillons stratégiques de l’économie numérique, la Chine fait aujourd’hui jeu égal dans un nombre croissant de domaines, voire dans certains cas, surpasse déjà les Américains. Mais surtout, les États-Unis et la Chine concentrent à eux seuls 75% des brevets liés aux technologies « blockchains3 », 50% des dépenses mondiales dans l’Internet des objets, 75% du marché mondial du cloud ou encore 90% de la capitalisation boursière des septante plus grosses plateformes numériques mondiales (Cnuced, 2019).

Creusement des inégalités Nord-Sud (...)

il faut évidemment souligner le risque de voir la « fracture numérique » creuser encore un peu plus les inégalités entre pays et entre les individus. Les progrès de la numérisation ont en effet été – et restent à ce jour – profondément inégaux. (...)

Difficile, dans ces conditions, d’imaginer que la simple « inclusion numérique » des pays et des groupes les plus marginalisés puisse se traduire par autre chose que par de nouvelles formes de dépendance et d’exploitation. (...)

« Colonialisme » et « guerre froide » numériques

Pillages, dépendance, échanges inégaux, il n’en faut pas plus pour que de nombreux auteurs voient dans ces évolutions une forme de « colonialisme numérique », dans lequel le Sud fait encore une fois office de territoire à conquérir et à exploiter (...)

Quelles réactions pour les États du Sud ?

Face à ces différents défis, les États du Sud apparaissent toutefois – ici comme ailleurs – largement désunis. (...)

de nombreux États du Sud développent déjà des politiques de souveraineté ou d’autodétermination numériques, à l’image des exemples latino-américains donnés par Renata Ávila Pinto dans sa contribution. Ces initiatives restent toutefois encore trop souvent isolées et fragmentaires. En outre, dans de nombreux cas, ce n’est pas tant l’intérêt de la population qui les motive, que la volonté des États de mettre les outils numériques au service d’un agenda nationaliste, conservateur et autoritaire.

L’État, ennemi ou allié dans la bataille numérique ? (...)

Pour une justice numérique

Face à ces dilemmes et difficultés, des résistances s’organisent malgré tout. La Just Net Coalition (dont plusieurs auteurs de cette livraison d’Alternatives Sud sont membres) en offre un bon exemple. Il s’agit d’un réseau d’organisations créé à Delhi, en 2014, pour défendre « un Internet juste et équitable9 ». Depuis lors, il s’efforce de mettre en relations « des militants actifs dans des organisations sectorielles (ex : mouvements paysans, syndicats, organisations de femmes, etc.) subissant les impacts du numérique, mais sans avoir les armes pour y faire face, et des militants du numérique désireux de travailler sur les questions d’équité et de justice sociale, mais n’ayant pas trouvé les lieux appropriés pour le faire efficacement, le tout dans une perspective Nord-Sud » (Leterme, 2019b).

Récemment, le réseau s’est doté d’un Manifeste pour une justice numérique, dans lequel il défend des principes aussi radicaux que nécessaire, comme l’idée que les « données » (et les informations qui en découlent) devraient être considérées comme des extensions des individus ou des collectivités dont elles émanent (ce qui signifie qu’elles leur appartiennent, et à eux seuls, et non pas au premier qui les récolte, comme c’est le cas actuellement) ou encore que les infrastructures numériques fondamentales devraient être gouvernées comme des services d’utilité publique, ce qui inclut « les plateformes informatiques, les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les services de courriel, les systèmes de sécurité de base, les services de paiement et les plateformes de commerce électronique » (JNC, 2019).

Les auteurs insistent toutefois sur l’urgence qu’il y a à agir : « Il n’y a pas de temps à perdre pour apprivoiser la puissance du numérique. Soit nous abandonnons notre avenir numérique, soit nous en prenons possession. »