
Grand spécialiste de l’Afghanistan, Olivier Roy estime que les talibans ont évolué politiquement et cherchent d’abord une reconnaissance internationale. Dans un long entretien, le politologue livre son point de vue sur la stratégie des talibans et les enjeux de leur récente prise de pouvoir.
(...) La brutale dégradation de la situation à Kaboul était-elle prévisible ? A-t-on sous-estimé les talibans ?
La montée des talibans était prévue, prévisible et même accompagnée, puisque les Américains négociaient avec eux suivant le principe qu’ils allaient être majoritaires dans le prochain gouvernement. Ce qui a surpris tout le monde, à commencer par les Américains, c’est l’effondrement de l’armée afghane, en quelques jours. On sait pourquoi elle s’est effondrée, mais la rapidité du processus a surpris. (...)
On pensait, dans le fond, que les talibans jouaient essentiellement sur l’usure, et qu’ils n’avaient pas de stratégie offensive, qu’ils préféraient tout simplement bénéficier de la chute du régime et du départ des Américains. Et qu’ils étaient preneurs d’une transition politique qui leur coûtait moins cher et que cela leur évitait l’épreuve de la guerre. Là où on s’est aperçu qu’il y avait une stratégie, c’est quand il y a quelques semaines ils ont commencé à occuper les postes frontières et à verrouiller certains passages. De manière intelligente. Ils ont pris tous les postes par où passe l’approvisionnement de l’Afghanistan. De manière coordonnée. À Kandahar, à Herat, mais aussi à la frontière du Tadjikistan… Puis ils ont commencé à prendre une par une les capitales provinciales.
En soudoyant les milices locales…
C’est un autre aspect. Ils ont une vraie stratégie de négociation avec les forces locales. Pas forcément en soudoyant, d’ailleurs. C’est plus complexe. Ils sont allés voir les chefs qu’ils connaissent. On est face à une société chaotique, certes, mais qui est structurée. Les gens ont des relations, de voisinage, matrimoniales, tribales, claniques… Les talibans ont joué sur la dynamique de l’effondrement en garantissant une sortie honorable aux autres acteurs. Promesses d’argent, d’amnistie, de cooptation. Cela a marché par ce que cela marchait déjà, en réalité. Il n’y a pas d’un côté les méchants terroristes islamistes et de l’autre la pauvre population afghane martyrisée ; il y a une société qui a ses règles, où les gens se tuent mais aussi où fonctionne tout un système d’alliances qui ne correspondent pas aux règles idéologiques.
C’est néanmoins un échec cuisant pour tout l’Occident…
Oui, l’échec est dans l’impossibilité de construire un État stable en Afghanistan. C’est l’échec fondamental.
On le savait…
Oui, c’est toute la question. Pourquoi n’a-t-on pas vu venir cet écueil ? De deux choses l’une : ou bien le renseignement militaire ne fonctionnait pas, les Américains ne se seraient pas aperçus que l’armée afghane n’existait pas. Autre hypothèse : ils le savaient parfaitement mais, pour des raisons politiques, ils ont décidé de ne pas en parler.
C’est cette deuxième hypothèse que vous privilégiez ?
Oui. C’est très classique. Les rapports très lucides peuvent venir de la base, et pour des raisons politiques, on les met sous le boisseau.
Les talibans ont-ils évolué ?
Ils ont politiquement évolué, mais sociologiquement je ne crois pas. Il y a une continuité dans le personnel dirigeant puisque tous les leaders aujourd’hui étaient déjà là au temps du mollah Omar il y a vingt ans. Par contre, on peut penser qu’ils ont évolué politiquement. En 2011, il y a eu des négociations entre Afghans à Paris, à Chantilly, et je faisais partie de la délégation française. Les talibans étaient là à la dernière réunion. Ils étaient sur une base de négociation. Parce qu’ils ont tiré les leçons de 2001. (...)
Lesquelles ?
Dans le fond, en 2001, c’est le 11 septembre qui a amené leur défaite. Sinon, ils seraient toujours au pouvoir. Contrairement à ce qu’on a pu faire croire, on n’est pas intervenu pour sauver les femmes afghanes, mais pour venger le 11-Septembre et faire la peau de Ben Laden. Ensuite, il fallait empêcher le retour des talibans, et créer un État stable. Or, l’échec était visible dès le début. Une raison clef, c’est la corruption.
À tous les niveaux ?
C’est une corruption puissance 4. (...)
On a une classe corrompue qui a pris le pays. Karzaï en faisait partie, on le sait. L’actuel président, non, mais il n’a pas lutté contre ce fléau. (...)
Certes, ils ont gagné et ils pourraient très bien s’asseoir sur toutes les promesses qu’ils ont faites. Mais, selon moi, ils ne le feront pas. Ils veulent se normaliser sur le plan international, ils veulent être reconnus comme un gouvernement légitime. C’est pour cela que la comparaison avec Saïgon et la fuite du Vietnam n’est pas la bonne.
Que demandent-ils ?
Les talibans demandent aux ambassades de rester. S’ils s’engagent à ne pas abriter d’organisations terroristes internationales, alors leur gouvernement sera reconnu. Et les femmes afghanes passeront à la trappe. Donc je crois qu’ils vont donner des gages sur la question de la sécurité, pour mieux avoir les mains libres en Afghanistan.
Quel rôle joue le Pakistan aujourd’hui ?
Il a soutenu les talibans depuis le début. C’est une obsession depuis vingt-cinq ans des services de renseignement pakistanais : maintenir les talibans au pouvoir à Kaboul. Je ne m’avancerai pas, mais le plan de fermer les frontières et conquérir les capitales provinciales, je ne serais pas étonné qu’il ait été concocté chez les Pakistanais. (...)
Pour les intérêts français, qu’est-ce qui se joue en ce moment à Kaboul ? A-t-on sous-estimé la stratégie des talibans ? Les talibans ont-ils évolué ? Olivier Roy, politologue, spécialiste de l’Islam et de l’Afghanistan, livre son analyse dans un long entretien.
La brutale dégradation de la situation à Kaboul était-elle prévisible ? A-t-on sous-estimé les talibans ?
La montée des talibans était prévue, prévisible et même accompagnée, puisque les Américains négociaient avec eux suivant le principe qu’ils allaient être majoritaires dans le prochain gouvernement. Ce qui a surpris tout le monde, à commencer par les Américains, c’est l’effondrement de l’armée afghane, en quelques jours. On sait pourquoi elle s’est effondrée, mais la rapidité du processus a surpris.
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Pourquoi s’est-elle effondrée ?
C’est un peu comme la France en 1940, il y a une dynamique de la défaite. À partir du moment où tout un pan s’effondre, le reste suit.
Mais a-t-on sous-estimé la stratégie des talibans ?
Oui. On pensait, dans le fond, que les talibans jouaient essentiellement sur l’usure, et qu’ils n’avaient pas de stratégie offensive, qu’ils préféraient tout simplement bénéficier de la chute du régime et du départ des Américains. Et qu’ils étaient preneurs d’une transition politique qui leur coûtait moins cher et que cela leur évitait l’épreuve de la guerre. Là où on s’est aperçu qu’il y avait une stratégie, c’est quand il y a quelques semaines ils ont commencé à occuper les postes frontières et à verrouiller certains passages. De manière intelligente. Ils ont pris tous les postes par où passe l’approvisionnement de l’Afghanistan. De manière coordonnée. À Kandahar, à Herat, mais aussi à la frontière du Tadjikistan… Puis ils ont commencé à prendre une par une les capitales provinciales.
En soudoyant les milices locales…
C’est un autre aspect. Ils ont une vraie stratégie de négociation avec les forces locales. Pas forcément en soudoyant, d’ailleurs. C’est plus complexe. Ils sont allés voir les chefs qu’ils connaissent. On est face à une société chaotique, certes, mais qui est structurée. Les gens ont des relations, de voisinage, matrimoniales, tribales, claniques… Les talibans ont joué sur la dynamique de l’effondrement en garantissant une sortie honorable aux autres acteurs. Promesses d’argent, d’amnistie, de cooptation. Cela a marché par ce que cela marchait déjà, en réalité. Il n’y a pas d’un côté les méchants terroristes islamistes et de l’autre la pauvre population afghane martyrisée ; il y a une société qui a ses règles, où les gens se tuent mais aussi où fonctionne tout un système d’alliances qui ne correspondent pas aux règles idéologiques.
C’est néanmoins un échec cuisant pour tout l’Occident…
Oui, l’échec est dans l’impossibilité de construire un État stable en Afghanistan. C’est l’échec fondamental.
On le savait…
Oui, c’est toute la question. Pourquoi n’a-t-on pas vu venir cet écueil ? De deux choses l’une : ou bien le renseignement militaire ne fonctionnait pas, les Américains ne se seraient pas aperçus que l’armée afghane n’existait pas. Autre hypothèse : ils le savaient parfaitement mais, pour des raisons politiques, ils ont décidé de ne pas en parler.
C’est cette deuxième hypothèse que vous privilégiez ?
Oui. C’est très classique. Les rapports très lucides peuvent venir de la base, et pour des raisons politiques, on les met sous le boisseau.
Les talibans ont-ils évolué ?
Ils ont politiquement évolué, mais sociologiquement je ne crois pas. Il y a une continuité dans le personnel dirigeant puisque tous les leaders aujourd’hui étaient déjà là au temps du mollah Omar il y a vingt ans. Par contre, on peut penser qu’ils ont évolué politiquement. En 2011, il y a eu des négociations entre Afghans à Paris, à Chantilly, et je faisais partie de la délégation française. Les talibans étaient là à la dernière réunion. Ils étaient sur une base de négociation. Parce qu’ils ont tiré les leçons de 2001.
[Olivier Roy, politologue, spécialiste de l’Islam.]
Olivier Roy, politologue, spécialiste de l’Islam. | OUEST-FRANCE
Lesquelles ?
Dans le fond, en 2001, c’est le 11 septembre qui a amené leur défaite. Sinon, ils seraient toujours au pouvoir. Contrairement à ce qu’on a pu faire croire, on n’est pas intervenu pour sauver les femmes afghanes, mais pour venger le 11-Septembre et faire la peau de Ben Laden. Ensuite, il fallait empêcher le retour des talibans, et créer un État stable. Or, l’échec était visible dès le début. Une raison clef, c’est la corruption.
À tous les niveaux ?
C’est une corruption puissance 4. Les Américains ont déversé des milliers de milliards de dollars. Dans l’un des pays les plus pauvres de la planète… Vous imaginez. Les commandants américains étaient parachutés avec des valises de billets. Tout s’achetait. On a une classe corrompue qui a pris le pays. Karzaï en faisait partie, on le sait. L’actuel président, non, mais il n’a pas lutté contre ce fléau.
Quelles leçons auraient tiré les talibans du point de vue de la menace terroriste, notamment pour nous Occidentaux ? L’Afghanistan est de nouveau un sanctuaire pour les organisations terroristes, ou non ?
Non, justement. Les talibans ont compris, selon moi, que c’était cela la condition de leur normalisation. Certes, ils ont gagné et ils pourraient très bien s’asseoir sur toutes les promesses qu’ils ont faites. Mais, selon moi, ils ne le feront pas. Ils veulent se normaliser sur le plan international, ils veulent être reconnus comme un gouvernement légitime. C’est pour cela que la comparaison avec Saïgon et la fuite du Vietnam n’est pas la bonne.
Que demandent-ils ?
Les talibans demandent aux ambassades de rester. S’ils s’engagent à ne pas abriter d’organisations terroristes internationales, alors leur gouvernement sera reconnu. Et les femmes afghanes passeront à la trappe. Donc je crois qu’ils vont donner des gages sur la question de la sécurité, pour mieux avoir les mains libres en Afghanistan.
Quel rôle joue le Pakistan aujourd’hui ?
Il a soutenu les talibans depuis le début. C’est une obsession depuis vingt-cinq ans des services de renseignement pakistanais : maintenir les talibans au pouvoir à Kaboul. Je ne m’avancerai pas, mais le plan de fermer les frontières et conquérir les capitales provinciales, je ne serais pas étonné qu’il ait été concocté chez les Pakistanais.
Et la porosité avec la frontière pakistanaise n’est-elle pas justement une source de danger terroriste ?
Oui, bien sûr. Mais les Pakistanais ont un problème avec leurs talibans. La zone frontière, personne ne la contrôlera de toute façon…
Partagez-vous l’image d’un Afghanistan comme cimetière des empires ?
Elle est juste, c’est un pays très particulier avec des traditions guerrières. Ce qui est paradoxal, c’est que ce qui fait la force de ce pays, c’est sa faiblesse. Toutes ses divisions tribales, claniques, géographiques, familiales, font que c’est un pays qui ne peut être gouverné que par un consensus et une relation flexible entre le centre et la périphérie. La royauté afghane, entre 1933 et 1973, avait réussi. Il y a eu quarante ans durant lesquels la monarchie est parvenue à trouver cet équilibre. C’est en fait la guerre froide qui a tué cet équilibre, les tensions entre Américains et Russes. Ensuite, les Russes ont fait l’erreur d’envahir, et après, les Américains ont fait la même erreur. Aucun n’a réussi à établir un pouvoir central stable.
Les Chinois n’envahiront pas ?
Oh que non ! Les Chinois veulent deux choses. Que les Afghans ne soutiennent pas les Ouïgours, et je crois qu’ils ont toutes les garanties des talibans ; et ils veulent les matières premières, cuivre et autres. Ils ont acheté des concessions énormes. Mais le raisonnement des Chinois c’est que, peu importe qui gouverne à Kaboul, ce pays n’est pas contrôlable.
Pour les intérêts français, qu’est-ce qui se joue en ce moment à Kaboul ?
Les intérêts français sont plutôt symboliques. C’est une histoire passionnelle, depuis que les Français se sont vus confier l’archéologie afghane en 1920. Il y a toujours eu un rapport assez affectif, reposant sur les liens culturels très étroits. Le lycée français fonctionnait très bien et a formé beaucoup d’élites, le roi était francophone. La guerre d’Afghanistan a renforcé cette proximité parce que les ONG françaises étaient dominantes parmi les ONG. Il y a eu le soutien à Massoud, les campagnes pour les femmes… Mais, pour les enjeux géostratégiques, c’est bien moindre.
Le patrimoine culturel afghan est-il de nouveau en danger ?
De fait, oui. Pas à cause de l’iconoclasme des talibans, je pense qu’ils seront plus prudents, mais par simple incurie. Le passé prémusulman ne les intéresse pas. Ils vont laisser le pillage continuer, comme c’est le cas depuis 2001.
Les talibans vont-ils avoir la mainmise sur l’essentiel du territoire afghan ou faut-il s’attendre à une guérilla incessante ?
Il y a deux cas de figure. Premier cas, celui de la fin des années 1990, quand les talibans ne parvenaient pas à contrôler les bastions de l’opposition. Le Panshir notamment. Si cette région résiste, ils n’auront pas beaucoup de mal à l’encercler. D’autant qu’aucun pays étranger ne va parachuter des armes au successeur de Massoud. La Russie ne demande qu’une chose, que les talibans garantissent la frontière avec l’Asie centrale, et ils le feront. Donc le deuxième cas de figure, ce sont les talibans débordés sur leur droite, par des groupes encore plus radicaux qu’eux. Par ceux qui se réclament de Daech, qui sont déjà là. On peut penser que les talibans vont tout faire pour les écraser, parce qu’ils ne peuvent pas accepter de concurrence, mais en même temps ces Pachtounes de l’Est risquent d’installer de nouvelles zones refuges pour le terrorisme.
Donc de nous menacer directement ?
Oui, mais paradoxalement, les talibans seraient de notre côté…
Peuvent-ils tenir Kaboul ?
Les gens sont pauvres à Kaboul, mais la ville a aussi été très occidentalisée. La société est moderne, avec Internet, et cela n’existait pas en 2000. Si les talibans reprennent les mêmes méthodes, ils vont tomber sur un os dans la capitale.