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Basta !
Olivier de Schutter : « Nous sommes extrêmement immatures dans notre manière de concevoir l’avenir de nos sociétés »
Article mis en ligne le 2 juin 2015
dernière modification le 28 mai 2015

« Avec quelques décisions courageuses, le problème de la faim pourrait être résolu. » C’est le constat sans appel dressé par Olivier de Schutter, ancien rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, alors que 795 millions de personnes souffrent de sous-alimentation.

Fervent défenseur de l’agro-écologie, il revient avec Basta ! sur les lobbys à l’œuvre qui bloquent tout changement, dans le secteur agricole comme énergétique. Partisan d’une nouvelle redistribution des richesses, il appelle à inventer de nouveaux rapports sociaux. « Sans revoir les modes de consommation des sociétés riches, nous n’éviterons pas une catastrophe à l’horizon 2080 », prévient-il. Entretien. (...)

La sonnette d’alarme a été tirée il y a 25 ans ! Pourquoi rien ne bouge ? Les gouvernements des pays du Sud dépendent pour leur stabilité des élites des villes. Leur souci premier est donc d’écouler sur les marchés des villes des calories à bon marché pour éviter l’impatience des populations urbaines. Cela se fait au détriment des petits agriculteurs et des campagnes. Le problème n’est pas agronomique ou technique, ni même économique : c’est un problème d’absence de prise en compte des intérêts des petits paysans dans la formulation des politiques publiques.

Selon votre prédécesseur aux Nations Unies, Jean Ziegler, laisser mourir de faim un milliard de personnes est un crime contre l’humanité. Qui est responsable de cette malnutrition ?

C’est un paradoxe : nous produisons dans le monde de quoi nourrir plus de 12 milliards de personnes. 4600 kilocalories par jour et par personne sont disponibles. Mais un tiers environ de cette production est gaspillée, perdue, et résoudre ce problème ne semble pas une priorité. Une partie importante des céréales est utilisée pour l’alimentation du bétail. Une autre part, de plus en plus importante, va vers la production d’énergie – biodiesel, éthanol –, une tendance encouragée jusque récemment à coups de subventions par les gouvernements. Il reste tout juste de quoi nourrir un peu plus de 7 milliards de personnes. Les écarts de revenus considérables font qu’un grand nombre de personnes sont trop pauvres pour s’alimenter décemment.

Si Jean Ziegler parle de « crime », c’est parce que ces morts sont évitables. La faim et la malnutrition sont des questions politiques : nous avons toutes les solutions techniques requises, mais nos gouvernements n’en font pas une priorité. (...)

au printemps 2008, les rumeurs et informations erronées avaient joué un rôle dans l’explosion des prix du maïs, du blé ou du riz, en incitant les gouvernements à accroitre leurs stocks, et en créant ainsi une rareté artificielle. Mais le secteur privé, les grands céréaliers – Dreyfus, Cargill, Bunge par exemple – qui détiennent des réserves considérables, ne participent pas à cet échange d’informations. Si les gouvernements disposent de réserves alimentaires d’urgence, en cas de catastrophe naturelle, ils sont cependant réticents à en créer d’autres, qui pourraient causer des distorsions sur les marchés. On continue de faire comme si l’évolution erratique des prix était utile aux producteurs, ce qui est une absurdité.

Notre modèle agricole est à bout de souffle. Pour sortir de cette impasse, vous défendez l’agro-écologie…

L’agro-écologie, c’est le bon sens. C’est une manière efficiente d’utiliser les ressources, et de réduire l’empreinte écologique de nos modes de production. Mais l’agro-écologie ne se réduit pas à une série de techniques agronomiques. C’est une manière de penser le rapport de l’agriculture à d’autres enjeux de société : développement rural, santé des populations, maintien des fermes familiales qui sont en train de disparaître. (...)

De nombreuses formes de pression sur l’agriculture vont dans le sens opposé à l’agro-écologie. Nous restons prisonniers d’une obsession pour les économies d’échelle, les monocultures, la production de larges volumes standardisés de matières premières agricoles. Très souvent l’agriculteur est lui-même « standardisé ». Les raisonnements économiques priment dans les choix de production. Nous sommes incapables de changer de paradigme car toutes les politiques agricoles sont focalisées sur l’augmentation des exportations. L’inverse de l’agriculture paysanne, qui n’est pas en adéquation avec les longues chaines de commercialisation. Mais au fond, ce sont les marchés qui ne sont pas en adéquation avec l’agro-écologie. Si l’on ne travaille pas aussi sur les marchés, l’agro-écologie n’a aucune chance de réussir.

Concrètement, comment fait-on pour remettre en cause les règles du commerce international ?

Le commerce international agricole est basé sur une idée très simple : une division internationale du travail toujours plus avancée. Chaque région se spécialise dans les productions sur lesquelles elle a un avantage comparatif, voire ne produit qu’une seule chose et dépend des autres pour le reste de ses besoins. C’est le modèle imposé dans les années 1980-1990, et qui a montré toutes ses limites, écologiques, agronomiques et économiques. Des régions sont extrêmement fragilisées. Quand le prix du riz est passé de 150 à 800 dollars la tonne en l’espace de quelques semaines, en 2008, les pays d’Afrique de l’Ouest ont été véritablement pris au piège, dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins, d’importer à ce prix.

Il faut encourager chaque région à satisfaire autant que possible ses propres besoins alimentaires. Malheureusement les règles du commerce international incitent exactement à l’inverse. L’OMC est une créature du 20e siècle. Il faut accepter que nous ayons changé de siècle. (...)
Sans revoir radicalement dans les sociétés riches nos façons de consommer, de produire, de nous déplacer, de nous chauffer, nous ne parviendrons jamais à réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les proportions nécessaires pour éviter une catastrophe à l’horizon 2080.

Si certains prétendent aujourd’hui que l’on peut continuer comme si de rien n’était, c’est parce que les objectifs de réduction de gaz à effet de serre ne sont pas liés au commerce international. Nous nous prétendons vertueux pour une raison très simple : pour satisfaire nos besoins, nous faisons produire ailleurs. Nous externalisons toutes les industries polluantes et importons toujours plus. C’est une hypocrisie complète. (...)

Il y a un mieux-vivre à recréer, qui passe par une réduction de la consommation matérielle. Parallèlement, au Sud, les pays très pauvres doivent pouvoir se développer. Décroissance chez nous, croissance au Sud, pour arriver à une convergence progressive vers des modes de vie qui soient soutenables pour la planète tout entière. C’est difficile. (...)
le coût de remboursement de la dette publique est plus important en l’absence de croissance économique. La solution passe par une restructuration de cette dette, des mécanismes pour se débarrasser de ce fardeau, qui détermine aujourd’hui nos choix de société. Ensuite, la croissance est vue comme nécessaire parce que les technologies ont permis d’augmenter la productivité du travail – c’est-à-dire de détruire de l’emploi. Cela signifie que la croissance économique est nécessaire pour créer de l’emploi – pour ceux qui n’en ont pas et ceux qui ont perdu de leur emploi en raison des innovations technologiques – pour éviter le chômage de masse.

Il nous faut aller vers une société où le travail sera moins central. Où nous attacherons beaucoup plus d’importance aux loisirs, à l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale. Nous avons dégagé du temps grâce aux gains de productivité du travail, mais ce temps a été utilisé non pas pour la culture, la musique, la conversation entre amis, mais pour travailler encore plus, gagner davantage et consommer toujours plus. C’est une impasse. Et une sorte d’aveu d’impuissance : nous sommes extrêmement immatures dans notre manière de concevoir l’avenir des sociétés. (...)

Il s’agit au fond de définir un nouveau paradigme des rapports sociaux. La matière première de cette révolution est là. Il existe une série de révolutions tranquilles, qui préparent cet avenir. Mais le politique a du mal à suivre. C’est profondément un problème de gouvernance. Aujourd’hui les gens veulent réfléchir pour eux-mêmes et prendre en main leur destin. Ils veulent que le politique leur donne un espace pour inventer leurs propres solutions. (...)