
Qui sont « les complotistes » ? Selon certains politiques, les complotistes seraient les jeunes de banlieue. Pour d’autres, le complotisme serait partout. Selon Coralie Le Caroff, sociologue spécialiste du sujet, ces préjugés ne s’appuient sur rien d’autre que le racisme ou le mépris de classe.
Il y a, d’un côté, ceux qui voient dans le complotisme une simple critique du politique, niant sa possible dangerosité. De l’autre, ceux qui assimilent toute critique à du complotisme, qui lancent l’anathème sans distinction, discréditant immédiatement l’interlocuteur. (...)
Après les attentats de Charlie Hebdo, dans l’esprit des responsables politiques et de certains médias, le profil du « conspirationniste » était clair : il était jeune, issu de l’immigration et des classes populaires, il habitait en banlieue et, surtout, il pouvait être dangereux. Ainsi, les financements d’éducation aux médias ont été fléchés en ce sens. Récemment, ces clichés, qui ne s’appuient sur aucune donnée sérieuse mais sur les biais racistes et classistes de ceux qui les émettent, ont été remplacés par une nouvelle idée reçue : nous serions tous complotistes.
Pour mieux comprendre ce qui se cache derrière cette catégorie fourre-tout, nous avons interrogé Coralie Le Caroff, maîtresse de conférences à l’université de Paris en sciences de l’information et de la communication et membre du centre de recherche sur les liens sociaux. (...)
Coralie Le Caroff : D’abord, j’aimerais rappeler que le complotisme est un phénomène qui existe et qui doit être pris au sérieux. Pour l’heure, on se retrouve coincé entre, d’un côté, un pôle d’analystes, de chercheurs qui sont dans la dénonciation du complotisme, avec une définition que je trouve fourre-tout. De l’autre côté, des discours qui tendent à re-légitimer les complotismes et estiment que c’est une critique du politique comme une autre. Je ne me trouve dans aucun de ces deux pôles. Je pense qu’il faut détruire les préjugés liés à cette question, tout en prenant en charge correctement ce phénomène et en gardant à l’esprit qu’il est dangereux de considérer qu’il n’existe pas.
À partir de quand considérez-vous qu’une idée ou une personne est complotiste ?
C’est compliqué à définir. Une théorie du complot peut être vraie ou fausse, il y a des complots qui ont existé. Mais ce qu’on appelle le complotisme est une grille de lecture des événements qui tend à démontrer qu’il y a une minorité mal intentionnée qui a agi, en secret, pour nuire au plus grand nombre. Cette conviction repose souvent sur des corrélations entre des éléments qui n’ont pas de liens entre eux, dont certains peuvent être faux. (...)
Si on dit de quelqu’un qu’il est complotiste, il faudrait qu’il ait une grille de lecture structurée par ces théories et un rapport au monde qui s’établit en conséquence.
Peut-être qu’il faudrait établir un gradient, cependant on dispose déjà de plusieurs critères : est-ce que cette personne lit toutes les actualités à travers ce prisme ? Est-ce qu’elle est enfermée dans une bulle médiatique uniquement composée de titres complotistes ? Est-ce que l’adhésion à ces idées isole et fait entrer en conflit avec les proches ? Est-ce qu’elle se positionne en rejet de toute contradiction ? Tous ces éléments réunis peuvent être des indicateurs d’une certaine forme de radicalité.
Par ailleurs, pour moi, il faut aller plus loin que classer les gens dans la case complotiste ou pas. Il faut s’interroger sur ce que font les gens, quelles sont leurs sociabilités, quels sont leurs rapports à la conversation politique, quels sont leurs rapports aux médias pour vraiment définir quelle vision du monde ils ont. (...)
Quand la problématique du complotisme émerge comme un problème public, c’est-à-dire en 2015 avec les attentats de Charlie Hebdo, un profil type émerge dans les médias et les discours publics : les complotistes seraient de jeunes hommes musulmans, habitant en banlieue, issus de l’immigration et des classes populaires.
D’abord, pourquoi les jeunes ? On imagine que le complotisme, c’est à cause des réseaux sociaux et on imagine que les jeunes sont les moins bien armés pour se repérer en ligne, c’est faux. Toutes les enquêtes sociologiques récentes tendent à démontrer que c’est plutôt l’inverse.
Pourquoi les jeunes des milieux populaires ? Cette idée renvoie à tout un tas de préjugés sur le rapport des pauvres à l’information, toutes contredites par la sociologie des médias.
(...) Dès les années 1950, ces préjugés ont été démontés par le travail de Richard Hoggart, un sociologue anglais pionnier sur ces questions. Toutes les études depuis le disent, les classes populaires sont tout à fait capables de faire preuve de distance et de recul face à l’information. Et aujourd’hui, on le voit bien, le complotisme trouve aussi sa place dans les milieux très favorisés. Pour expliquer ce phénomène, les variables de classe, d’âge sont difficiles à mobiliser. (...)
Certaines figures du complotisme, comme Alain Soral, ont surfé sur l’adhésion de gens issus de l’immigration ou des quartiers populaires à des théories du complot, comme des rappeurs ou des leaders d’opinions par exemple. Cela a renforcé encore ce stéréotype selon lequel ce sont des jeunes musulmans qui porteraient ces idées… Tout ça a participé à cet amalgame-là.
Aujourd’hui, on commence un peu à revenir sur ces idées et j’espère que tout le monde a bien compris que mobiliser les variables d’âge, de classe, de race n’est pas pertinent. Si, médiatiquement, on avance un peu, il reste que cette idée est bien ancrée. Il suffit de voir que les dispositifs publics d’éducation aux médias ne sont adressés qu’aux jeunes pour le comprendre… Parmi eux, on trouvait au départ beaucoup de discours qui sonnaient comme une mise au pas républicain de ces jeunes, inutile et contreproductive. Cette démarche met de côté la grande responsabilité des médias eux-mêmes et de certains politiques dans l’adhésion à des théories du complot qui s’appuient, souvent, sur des critiques légitimes de l’action politique ou de la marche des médias. Des dispositifs d’éducation aux médias et à l’information valorisent aujourd’hui l’esprit critique, l’approche par le faire, ce qui semble mieux fonctionner. (...)
Cette figure du peuple est très mobilisée par les mouvements complotistes. Dans leurs discours, c’est un « nous » homogénéisé contre « l’élite ». Peu importe que leur « nous » soit composé par des personnes issues de classes sociales favorisées, parce que ces mouvements ne pensent pas en termes de classes. Ils ne s’adressent pas à une classe qui serait la bourgeoisie mais plutôt à une élite plus ou moins fantasmée qui serait composée d’un tout petit groupe d’individus qui décideraient de tout, en secret. (...)
Souvent, on explique le complotisme par des variables psychologiques. C’est renvoyé à du délire, de la paranoïa, de la frustration. Ces idées reçues appuient l’idée selon laquelle les complotistes, supposément en colère et frustrés, seraient le plus à même de recevoir positivement des théories du complot. Dès qu’on va vers des enquêtes sociologiques sérieuses, qui sortent du discours psychologisant, on se rend compte qu’il n’y a vraiment pas de profil type. D’ailleurs, le raisonnement complotiste n’est pas fou, il peut être très rationnel, très mathématique. (...)
Il n’y a pas de profil type. Cependant, parmi mes enquêté·es, je repère des similarités dans les trajectoires. On a des individus qui ont des terrains favorables, dans leurs familles, à l’adhésion aux théories du complot. Je me souviens d’un enquêté d’une cinquantaine d’années, dont la famille était très engagée depuis son enfance dans une critique du système, les problématiques antispécistes, les médecines alternatives, etc. Tout ça ne fait pas automatiquement de quelqu’un un complotiste, mais cette recherche d’alternatives et cette suspicion envers une « élite » peut constituer un terrain favorable.
Aujourd’hui, un nouveau cliché se répand : les complotistes seraient partout. Est-ce que cela se confirme sur le terrain ?
C’est vrai que la défiance envers les médias ou les responsables politiques, les institutions, va en grandissant, comme le démontrent les enquêtes statistiques du Cevipof. Cela dit, l’idée selon laquelle on serait tous complotistes est fausse. Par exemple, en France, on garde un taux de vaccination très haut, malgré la multiplication des théories du complot envers le vaccin. Par ailleurs, il faut noter que ceux qui ne veulent pas se faire vacciner ne sont pas forcément complotistes.
Mais c’est vrai qu’on est passé du cliché des jeunes de banlieue à celui selon lequel les complotistes seraient partout. (...)