
Michel Onfray s’est longtemps fait passer pour un représentant des classes populaires. Alors que sa nouvelle revue Front populaire le place sans aucun doute possible à l’extrême droite du spectre politique, deux historiens, qui s’étaient déjà exprimés à son sujet en 2010, dialoguent dans les colonnes du Grand Continent pour défaire les mythes avec lesquels s’est construite cette personnalité médiatique. On y découvre un faussaire et un manipulateur de textes, dont la voix ne porte peut-être déjà plus autant qu’avant.
Il y a 10 ans, deux historiens français, Elisabeth Roudinesco et Guillaume Mazeau, consacraient deux études critiques aussi dures que documentées au travail de Michel Onfray à partir notamment de ses publications sur la révolution française et sur Sigmund Freud1. En contraste avec l’image véhiculée par les médias d’un philosophe de gauche, travailleur acharné d’une histoire critique de la philosophie permettant une nouvelle émancipation populaire par la défense de la liberté, ils démontraient un usage superficiel et abondant d’auteurs, d’interprétations et d’imaginaires provenant directement de l’extrême droite, avec des penchants réactionnaires et parfois même antisémites. Dans cette séquence marquée par la parution de la revue Front Populaire et la recomposition politique qu’elle semble préparer, le Grand Continent a souhaité les inviter dans une longue conversation à proposer un aggiornamento de leurs lectures du cas Onfray.
Elisabeth Roudinesco
(...) Onfray était très implanté dans les médias de gauche et les journalistes croyaient avoir affaire à un magnifique libertaire d’une érudition phénoménale. Evidemment aucun d’entre eux, pas plus d’ailleurs que l’éditeur, n’était capable de regarder de près sa méthode de travail. Il y avait une fascination pour ce personnage boulimique de tout et qui était très convainquant dans l’art d’énoncer des fantasmes qu’il prenait pour des vérités. (...)
Aucun travail critique sur les sources, aucune réflexion sur les biographies précédentes qu’il prétendait « déboulonner », aucune connaissance de la correspondance de Freud, Onfray s’autoproclamait grand connaisseur de Freud parce qu’il avait avalé à toute allure les vingt volumes de de son oeuvre publiées aux PUF dans la traduction la plus discutable. Il se pensait le plus grand lecteur de Freud, auteur commenté dans le monde entier. En un mot, il était d’une ignorance crasse car auto-référencé. En bon autodidacte, il pensait qu’il suffisait de lire les œuvres de Freud pour devenir son meilleur biographe et transformer la « légende dorée » en « légende noire ». (...)
les principales sources de sa lecture provenaient directement de la littérature d’extrême droite païenne. (...)
Je me suis demandée s’il était conscient ou non de copier des textes à caractère antisémite et venus de l’extrême-droite. (...)
Nous ne disons jamais qu’Onfray est antisémite. Nous établissons un fait : il reprend telle quelle la vulgate de l’extrême droite antisémite. Nous souhaitons rester à un niveau d’érudition pour le confronter à son inculture, pour démasquer son ignorance qui le porte à traiter les juifs persécutés de véritables bourreaux ou à traiter Freud de nazi (...)
Guillaume Mazeau
Oui, je rejoins l’approche d’Élisabeth Roudinesco. L’érudition, la précision des connaissances, ne sont pas des détails dans les différends qui nous opposent à Onfray et aux autres falsificateurs. De mon côté, je suis intervenu sur une petite chose, Charlotte Corday, parce qu’elle relevait de ma spécialité, mais aussi parce qu’elle me permettait de poser une question infiniment plus large : au fond, il s’agissait de démontrer par la preuve qu’Onfray, qui se présentait comme un démythificateur, était en réalité un falsificateur qui, au lieu d’émanciper son public comme il prétendait le faire, le manipulait en réalité. (...)
La liste des erreurs et manipulations est interminable. En tant qu’historien de la Révolution française, je possédais les outils pour comprendre immédiatement que rien de ce qu’Onfray écrivait ne provenait d’aucune source ni d’aucune archive, mais qu’il avait puisé dans toute la tradition de la contre-révolution catholique et royaliste, surtout la tradition utilisée par l’extrême droite du XXème siècle (...)
L’intellectuel spécifique a-t-il un rôle à jouer dans l’ère de Donald Trump ou Bolsonaro ?
Oui tout à fait. En réalité, ce que Michel Onfray faisait – et qu’on comprend en effet beaucoup mieux avec le trumpisme, 10 ans après – visait à détruire la confiance dans le caractère émancipateur du savoir scientifique, mais aussi de l’usage de la raison et de la preuve en général. En somme, des outils qui garantissent l’honnêteté, le partage et la qualité du débat démocratique. La défense des sciences sociales et de l’érudition ne peut pas tenir sans passer par une interrogation : sur quoi peut-on compter, sur quoi nous appuyons-nous quand on prétend « émanciper » par le savoir ? Quand j’ai écouté ses conférences, parcouru ses livres – ce que j’ai tout de même beaucoup fait à une époque – je me suis rendu compte que non seulement il se trompait, mais aussi qu’il trompait son public. (...)
Derrière l’usurpation intellectuelle d’Onfray se dessinait dès 2009 un problème politique bien plus vaste. Tout en se disant en rupture avec l’establishment, Onfray occupait déjà un pouvoir, auquel personne ne prêtait trop attention. (...)
Elisabeth Roudinesco
Voyez-vous une intensification de la dérive ?
Tous les polémistes excités et fanatiques sont menacés de dérive. Mais la question pour Onfray et de savoir à quel moment le public le lâchera. Là, avec sa revue Front Populaire, il aura droit à des portraits par de grands reporters. On le scrutera, on ne lui fera pas de cadeau car il n’est plus aimé. On sait maintenant qu’il a menti sur lui-même. Maintenant, ça va commencer à être la curée. Dans un premier temps, on enlève le tapis, ensuite il faut un temps pour que les médias qui l’ont idolâtré se sentent bafoués. Le backlash sera fort. Les journalistes iront enquêter pour voir si la légende qu’il a construite est vraie. C’est le côté redoutable des médias. Ils érigent des idoles mais quand elles déçoivent, ils les font tomber. Onfray a été plus qu’un intellectuel médiatique, il a été drogué de médias. C’est la malédiction de Drumont. Drumont, ça a mal fini. Zemmour, ça finira mal aussi – je ne sais pas comment. Et Onfray, la chute est amorcée.