
Une enquête de Mediapart raconte l’une des plus grandes entreprises de manipulation de l’information intervenue en France ces dernières années. Plusieurs sites participatifs, dont Le Club de Mediapart, en ont été victimes. Au cœur de l’histoire : une société privée, Avisa Partners, qui travaille pour le compte d’États étrangers, de multinationales mais aussi d’institutions publiques.
Pendant six ans, Julien* a travaillé dans la plus grande confidentialité. Il n’a jamais vu ses supérieurs, tous anonymes. Lui-même se cachait derrière une dizaine de pseudonymes pour ne pas être identifié. Mais le jeu en valait la peine, dit-il : il y avait pas mal d’argent facile à se faire, et rapidement. Julien n’était ni un narcotrafiquant ni un vendeur d’armes.
Il manipulait des informations.
Jusqu’au jour où il a pris la plume pour raconter son histoire. Dans les colonnes du trimestriel Fakir, Julien a expliqué par le menu, début juin, les coulisses édifiantes de sa mission. La raison ? L’entreprise pour laquelle il travaillait lui a demandé d’écrire sur le journal du député François Ruffin (La France insoumise – LFI), dans lequel, hasard, Julien compte un ami cher.
C’en était trop. Il décide de tout arrêter, de dénoncer les pratiques de son employeur et d’aider la presse à enquêter. Son récit, enrichi d’autres témoignages et de nombreux documents recueillis par Mediapart, permet aujourd’hui de révéler l’une des plus grandes entreprises de manipulation de l’information intervenue en France ces dernières années.
Derrière ces pratiques se trouve une société d’intelligence économique et de cybersécurité inconnue du grand public, baptisée Avisa Partners, mais l’une des plus réputées de la place de Paris. Elle rachète à tour de bras des acteurs phares du secteur et valorise son activité à près de 150 millions d’euros.
Co-organisatrice avec la gendarmerie nationale du Forum international de la cybersécurité (FIC), le principal événement européen sur les questions de la sécurité et de confiance numérique, Avisa Partners rassemble – ou a rassemblé – en son sein des figures du renseignement, du monde des affaires, de la politique ou de la diplomatie. (...)
Codirigée par un proche de Sarkozy et de Zemmour, Arnaud Dassier, et le fils d’un ancien directeur d’un service de renseignement militaire, Matthieu Creux, la société Avisa Partners s’est notamment spécialisée dans la vente d’influence médiatique et numérique à ses clients. Parmi eux, on trouve de très riches particuliers, des institutions publiques, de grandes entreprises et des régimes étrangers. (...)
En 2020, le fondateur d’Avisa, Matthieu Creux, détaillait au magazine Causeur une partie de son impressionnante clientèle : Interpol, le Ghana, la Côte d’Ivoire, Saint-Marin, le Togo, la Commission européenne, le ministère des armées, BNP Paribas, la Société générale, le Crédit agricole, la Banque Palatine, Axa, CNP Assurances, Engie, EDF, Total, L’Oréal, LVMH, Chanel, Carrefour, Casino, etc.
Des documents internes à Avisa, obtenus par Mediapart, montrent aujourd’hui une palette plus vaste encore de « clients étatiques », dont certains pays qui sentent le soufre. (...)
Pour certains de ces clients, auxquels ils proposent du « online advocacy » (comprendre de l’influence numérique), Avisa et ses partenaires ont rodé une stratégie très particulière : l’infiltration, sous de fausses identités, d’espaces de discussion participatifs sur des sites de médias plus ou moins réputés – les pages débats de L’Express, du Huffington Post, les sites Agoravox et Contrepoints –, mais aussi Le Club de Mediapart, dans le but d’en faire des lieux de propagande qui ne disent pas leur nom. (...)
Les lectrices et lecteurs pensent lire le texte spontané et désintéressé d’un citoyen indigné, de la responsable d’une ONG, d’un chercheur aguerri, d’un opposant politique ou d’un cadre dirigeant d’une grande entreprise. En fait, il n’en est rien. Tout est savamment mis en scène dans le seul but de répondre à la commande d’un client, prêt à chèrement payer un tel service.
Plusieurs anciens salariés d’Avisa rencontrés par Mediapart expliquent que l’objectif est variable : obtenir un bon référencement pour les sujets donnés sur Google News ou, plus prosaïquement, laisser une trace numérique positive ou négative, selon la commande, même infime, même peu commentée. Mais multiplié de blog en blog, de fausse identité en fausse identité, l’effet recherché peut être atteint, comme une goutte de poison qui se répandrait dans un organisme.
Selon les situations, cela peut permettre de noircir la réputation d’une entreprise concurrente au moment d’un appel d’offres ou, pour un régime autocratique, de faire croire à l’existence d’informations gênantes sur un opposant et de lancer grâce à cela la machine infernale des réseaux sociaux et/ou de la presse locale affidée au régime.
Mais la tentative de manipulation se retourne aujourd’hui contre ceux qui ont pensé pouvoir avancer masqués. Après une enquête interne, menée à partir de plusieurs données consolidées, Mediapart a pu identifier dans son espace participatif ouvert aux lectrices et lecteurs (Le Club) 634 « faux » billets de blog, rattachés à plus de 100 profils. Tous ces contenus ont depuis été supprimés par les équipes du Club de Mediapart, qui s’en expliquent dans un billet accompagnant cet article. (...)
Après la publication de cette enquête, L’Express a de son côté supprimé un billet (sur la Thaïlande) que Mediapart avait identifié comme émanant d’un faux profil. Celui-ci avait été publié dans un espace participatif du site de l’hebdomadaire. (...)
Julien est lui-même l’auteur de certains de ces contenus. « Mes supérieurs me donnaient le sujet de l’article à écrire, il fallait qu’il aille dans le sens du client, tout en ayant l’apparence d’une certaine neutralité », témoigne le jeune homme, qui a ainsi répondu à plus de 600 commandes en six ans.
Dans les colonnes du Club de Mediapart, comme dans les autres espaces participatifs de sites français ou étrangers, Julien n’est jamais apparu sous sa vraie identité quand ses articles ont été publiés. Il s’est toujours caché derrière de faux profils, dont les noms, photographies et biographies ont été inventés de toutes pièces.
Julien n’avait pas la main sur cette partie des opérations. Ainsi, le rédacteur s’est transformé tour à tour en « Matthieu Guérin », un « consultant en énergies renouvelables », ou en « Yann Delannoy », décrit dans sa biographie comme un « empêcheur de tourner en rond ». Il a pu ainsi remonter le fil d’une douzaine de fausses identités qui lui ont été accolées.
Mais parfois, le jeune homme écrit aussi pour le compte de personnes bien réelles (...)
Julien ignorera tout de son véritable donneur d’ordres : il n’a jamais rencontré sa hiérarchie et ne connaît pas la véritable identité de ses chefs, qui agissent, eux aussi, sous pseudonymes. (...)
Avisa Partners vend depuis des années à EDF des prestations d’« animation de médias en ligne » ou de « publication de contenus sur les réseaux sociaux », parfois dans le but de « contenir l’activisme anti-nucléaire », selon un document consulté par Mediapart. (...)
Nos recherches dans les archives du Club de Mediapart montrent que plusieurs faux profils ayant servi à diffuser des articles rédigés par Julien l’ont aussi été pour diffuser d’autres contenus tout aussi douteux. Ce qui laisse penser que chaque profil était mis au service de plusieurs rédactrices et rédacteurs différents. (...)
Jamais, dans les échanges de Julien avec ses supérieurs, ces derniers n’ont été explicites sur l’identité des clients derrière les commandes d’articles. « Quand tu es au niveau opérationnel, tu ne sais pas ce qui se passe au-dessus », confirme un ancien d’Avisa. Tout est soigneusement cloisonné. (...)
Dans l’émission « Complément d’enquête » (France 2), Julien a aussi témoigné, sous couvert d’anonymat, de tous les articles rédigés pour défendre la stratégie d’EDF.
Sur les factures générées à la fin de chaque mois, Julien a aussi trouvé des indices bavards. Par exemple, le numéro du client souhaitant un article sur le député François Ruffin – et ayant pour but de « montrer l’envers du décor du personnage », selon la commande de sa cheffe – est le même que celui à l’origine de billets concernant des marques du groupe LVMH, le groupe de Bernard Arnault, en conflit ouvert avec François Ruffin depuis son documentaire à succès Merci Patron !.
Le géant du luxe LVMH, déjà mis en cause pour avoir fait espionner François Ruffin et infiltré son journal Fakir, est-il le commanditaire de cette opération d’intox ? Contacté par Mediapart, un porte-parole du groupe affirme, sans autre forme de précision : « LVMH dément formellement être associé à de telles pratiques. »
Les factures de Julien donnent d’autres indices sur le montage des opérations de désinformation auxquelles il s’est prêté. (...)
Selon notre enquête, il arrive qu’Avisa utilise parfois ses méthodes de manipulation de l’information à son propre profit. (...)
Des personnalités recrutées pour respectabiliser Avisa Partners vis-à-vis de l’extérieur
Depuis longtemps, la société Avisa suscite la méfiance de plusieurs services de renseignement français à cause de ses liens avec certains clients – pays, entreprises ou individus – dont les intérêts peuvent être contradictoires avec ceux de la France. Ces inquiétudes ont d’ailleurs provoqué plusieurs démissions de cadres de sociétés qui ont été rachetées ces dernières années. Raison pour laquelle Avisa s’est progressivement attaché les services de plusieurs personnalités françaises dans le but de se respectabiliser vis-à-vis de l’extérieur. (...)
En 2020 Avisa a recruté l’ancienne plume d’Emmanuel Macron à l’Élysée, Sylvain Fort. Ce dernier, qui avait notamment la responsabilité des relations institutionnelles du groupe, vient de faire ses cartons de l’entreprise pour des raisons éthiques, selon La Lettre A. Contacté par Mediapart, il n’a souhaité faire aucun commentaire. (...)
L’ancien chef des services secrets intérieurs français, Patrick Calvar – il a dirigé la DGSI de 2012 à 2017, prenant la suite de Bernard Squarcini –, a lui aussi intégré l’orbite d’Avisa au printemps 2019. (...)
L’ancien secrétaire général du ministère des affaires étrangères, le diplomate Maurice Gourdault-Montagne, a été appelé par Avisa pour diriger son comité d’éthique, qu’il vient, lui aussi, de quitter. (...)