
RAPPORT FAIT AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES, DE LA LÉGISLATION ET DE L’ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE SUR LA PROPOSITION DE LOI
PAR M. François RUFFIN, Député
(...) j’ai choisi de ne pas critiquer la police. Oui, je l’ai choisi, délibérément. Je l’ai choisi, politiquement. Me concentrer sur elle me semblait une erreur. Comme un leurre, on nous offrait un leurre, un paratonnerre pour détourner la colère. La police, c’est le bouclier qui protège les pouvoirs. Aussi nos mises en cause devaient-elles viser, non le bouclier, mais les pouvoirs, derrière, les pouvoirs politiques, économiques, voire médiatiques, l’ordre social. C’était se tromper de cible, sinon. En gros : « Quand le sage montre les puissants, l’imbécile regarde la matraque. »
Sauf que, depuis un an, la matraque s’est emballée, dirait-on. (...)
Ce sont, d’abord, ces lycéens, à Mantes-la-Jolie, noirs pour la plupart, qui se tiennent à genoux, durant des heures, les mains sur la tête, avec des policiers casqués autour d’eux, filmant et commentant : « Voilà une classe qui se tient sage ! », « Tourne pas la tête, regarde bien droit ». Avec quelles sanctions, à la clé ? Aucune. Des plaintes classées sans suite par le parquet, et pas même une mise à pied.
Ce sont, ensuite, samedi après samedi des vidéos en série, des Gilets jaunes jetés à terre, ou matraqués au sol, ou roués de coups. Et des mutilés à jamais : 25 éborgnés, 5 mains arrachées, 321 crânes ouverts, avec des tirs, souvent, sur de simples manifestants, voire sur des passants, parfois à bout portant. Là encore, avec quelles sanctions à la clé ? Aucune, pour l’heure.
C’est une nuit d’horreur, à Nantes, une fête de la musique qui vire au cauchemar, avec des fêtards poursuivis, avec quatorze personnes poussées dans la Loire, avec Steve Caniço qui disparaît, retrouvé un mois plus tard noyé. Avec quelles sanctions ? Un commissaire déplacé… à Bordeaux, là où il avait demandé sa mutation, et « chargé d’évaluer ses collègues en matière de maintien de l’ordre » !
C’est, enfin, le décès de Cédric Chouviat, mort suite à un « plaquage ventral », avec « fracture du larynx » et « arrêt cardiaque consécutif à une privation d’oxygène ». Avec quelles sanctions pour les policiers ? Aucune, à ce jour.
Je ne renonce pas, néanmoins, je ne renonce pas à regarder les pouvoirs derrière la matraque. Car qui est responsable ? Le marteau ? Ou le bras qui tient le marteau ?
Les responsables de ces brutalités, les véritables responsables, sont à l’Intérieur, à Matignon, à l’Élysée. Ce sont eux, les politiques, qui ont permis cette violence, qui l’autorisent. Ce sont eux qui, ne parvenant plus à « diriger », à entraîner, à enthousiasmer, ont choisi de « dominer », avec la « pure force de coercition ». Ce sont eux qui, sans surprise, conduisent à une rupture, à une cassure, entre la police et la population, avec un taux de confiance qui, jamais, jamais, n’était tombé aussi bas.
Comme l’ont regretté, à demi-mot, des syndicats de police auditionnés : « Les Gilets jaunes, c’est une crise qui réclamait une réponse politique. On n’y a apporté qu’une réponse policière. »
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Face à ces violences, des voix s’élèvent aujourd’hui, qui ne sont plus marginales.
Très vite, les institutions internationales se sont inquiétées. Trois rapporteurs des Nations unies ont jugé que « le droit de manifester en France a été restreint de manière disproportionnée lors des manifestations récentes des gilets jaunes » (14 février 2019).
La commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović, a recommandé (en vain) la « suspension » du lanceur de balles de défense (LBD), compte tenu du nombre élevé de blessés, déplorant notamment « un manque de clarté quant aux données relatives aux personnes blessées ».
Michelle Bachelet, la Haute-Commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU, a demandé « l’ouverture urgente d’une enquête sur tous les cas rapportés d’usage excessifs de la force » (6 mars 2019).
Ce sont des rapports, des notes, de Amnesty international, de la Ligue des Droits de l’Homme, de Reporters sans frontières, de l’Association des chrétiens pour l’abolition de la torture, qui « protestent contre l’usage disproportionné du LBD » et « la stratégie de maintien de l’ordre ». (...)
Ce rôle, dévolu à la police, très politique, suscite un malaise dans la police elle-même.
Début février, j’ai passé une après-midi à la Préfecture de Paris. Le syndicaliste policier Noam Anouar était poursuivi, pour avoir déclaré, notamment, à la télévision, que « le ministre de l’Intérieur et le gouvernement ne tiennent aujourd’hui que par la police », pour sa liberté de ton, rebaptisée « défaut de loyauté », « atteinte au renom de la police », « violation du devoir de réserve », il risquait la révocation, et il m’avait proposé de témoigner à son procès.
Comme j’attendais dans le couloir, assis sur les marches, j’écoutais les conversations des policiers : « Ils prennent tout le monde dans les manifs… Même la Bapsa ! Même la Brigade d’aide aux sans-abris, elle est réquisitionnée ! Ils ont suivi une formation de 48 heures pour manier le tonfa, et on les envoie là-dedans… »
Des officiers, en uniforme blanc, des hauts gradés, sont venus me saluer, et je les ai interrogés sur le maintien de l’ordre dans les cortèges : « Ça fait plus d’un an que ça dure, plus d’un an que ça n’arrête pas… Nos hommes sont usés. Et ils ne font pas ce métier pour ça. Ça n’est pas notre métier. »
Durant l’audience, alors que je plaidais, que je soulignais « la crise de confiance entre la police et la population », un préfet, le préfet qui présidait le jury, souffla, nostalgique : « Et pourtant, après les attentats de Charlie-Hebdo, les Français nous acclamaient ! ».
« Police : la confiance des Français au plus bas » (L’Express, 29 janvier 2020). Le sondage vient de tomber, en ce début d’année.
C’est la question clé, nous semble-t-il : comment rétablir cette confiance ?
De cette crise, nous pouvons faire une chance.
Une chance pour la police.
Une chance pour les citoyens.
Une chance pour refonder le lien entre police et citoyens, un lien abîmé, non pas depuis l’an dernier, mais dans la durée, un lien érodé, en particulier, dans les quartiers populaires, un lien détérioré avec la société et qui, en fait, nous semble-t-il, rend malheureux les policiers eux-mêmes. (...)
Bien sûr, on peut le rappeler, et on le fera encore, policier est un métier risqué : neuf agents sont décédés durant leur service en 2019, 6 760 furent blessés, le double d’il y a quinze ans. Bien sûr, des « épisodes très traumatisants » ont marqué ces dernières années : « Avec les attentats de Charlie-Hebdo, ou d’autres opérations », retrace Bertrand Chamoulaud, de la DGPN, « on savait que les policiers pouvaient mourir sur la voie publique. Mais en juin 2016, à Magnanville, deux collègues sont tués chez eux, devant leur fils. Le domicile, jusqu’alors, c’était un lieu sanctuarisé. Et dernièrement, l’attentat à la préfecture de police… De l’intérieur même, nous sommes touchés. Ces évènements fragilisent d’autant plus. »
Bien sûr.
Néanmoins, ce « rebond de violence policière » demeure, constaté par tous les observateurs. Et il ne tombe pas du ciel, ou d’agents optant soudain pour la brutalité. C’est le politique qui l’a décidé, déterminé : « On n’est pas en train de parler de cas », relève le sociologue Sébastian Roché. « On parle d’un problème systémique. Il y a une responsabilité politique : la décision d’aller à la confrontation, prise début décembre dernier. Une stratégie de communication est mise en place parallèlement, reposant d’une part sur l’idée que ‘la police fait son travail’, et d’autre part sur la diabolisation des manifestants. »
Avant la « violence policière », il y a la violence verbale.
Quand, dans une allocution officielle, le Président de la République désigne les Gilets jaunes comme « une foule haineuse », des « factieux », des « séditieux », des « complices du pire », que fait-il ? Il les dénonce comme des ennemis. Il les expulse du corps national, sinon de la commune humanité, et leurs corps ne sont plus alors protégés. Ce que le préfet Didier Lallement traduit en « camps » : non plus un même peuple, mais deux « camps », et avec la police clairement d’un côté.
Toutes les polices. (...)
« La Bac, leur vision du monde », compare David Dufresne, « c’est la délinquance, l’émeute. Ils sont, par définition même, ‘anti-criminalité’. Dans une manifestation, pour eux, un Gilet jaune ou un étudiant, ce n’est pas un contestataire : c’est un délinquant. La Bac est arrivée dans les manifs au tournant des années 2000, avec l’idée d’interpeller les fauteurs de trouble au cœur même de la manif. Alors que, à l’inverse, les CRS et les gendarmes mobiles ne sont pas faits pour interpeller les gens, mais pour les encadrer. Il n’y a pas eu d’ordre pour dire : ‘Allez au massacre’, mais il y a eu une mise en scène qui disait : ‘C’est la guerre’. Le discours politique, c’était : ‘Allez-y, on vous couvre.’ »
Et ils seront couverts.
C’est le déni, par le Chef de l’État lui-même : « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit » (7 mars 2019). Comme si, l’inacceptable, ce n’était pas les violences elles-mêmes !
« Je n’ai jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un Gilet jaune » (Christophe Castaner, 14 janvier 2019).
« Il faut arrêter de parler de violences policières, je ne connais pas de policier qui attaque des manifestants » (Christophe Castaner, 19 mars 2019). (...)
le ministre de l’Intérieur l’assure : « Les forces de l’ordre ont été des exemples de professionnalisme, de maîtrise et de sang-froid. » (Christophe Castaner, 17 juin 2019).
C’est un blanc-seing qui est délivré par le pouvoir. (...)
Cette complicité, manifeste, bien que tacite, Jacques Toubon, l’évoquait dans son rapport 2019 : « Les réponses ou l’absence de réponse des ministres concernés aux recommandations du Défenseur des droits pourraient être interprétées comme une tolérance problématique vis-à-vis de certains manquements à la déontologie de la sécurité. »
Cette complicité se perçoit, surtout, dans l’absence de sanction. Pour des faits mineurs, un « jet de pavé » pour l’un, « deux gifles portées au visage d’un manifestant » pour l’autre, deux policiers ont comparu devant le tribunal correctionnel, condamnés à du sursis. Voilà tout pour le bilan judiciaire, à cette heure.
Mais quelles mesures disciplinaires ? (...)
Lors de nos auditions, les syndicats de policiers nous ont alertés : « Il se passe quoi, quand un délinquant n’est pas puni, pas sanctionné ? Si on essuie les outrages sans réagir ? Eh bien il va recommencer. »
C’est vrai, ça paraît être du bon sens.
Cela vaut également pour les policiers. Qui détiennent le monopole de la violence légitime, et qui ne sauraient, c’est l’évidence, être incriminés à chaque recours à la force. Mais pour le rester, légitime, cette violence doit être légitimée, justifiée. Les fautes, les erreurs, sanctionnées. Sinon, lorsque l’autorité abuse de son pouvoir, c’est la confiance dans tout l’ordre social qui est ébranlé en cascade, dans la police, dans la police des polices, dans la justice, et au-delà dans les politiques qui dessinent cette police et cette justice.
C’est à eux, aux politiques, qu’il faut revenir, toujours (...)
S’est renforcée, aussi, une division verticale du travail. Avec le new public management, les commissaires sont passés de « chef de service » à « manager de service ». Ils contrôlent les tâches de leurs subalternes, avec une déconnexion. Au début des années 2000, lorsque l’État a lancé ces réformes, en appelant à la « modernisation », les commissaires étaient emballés, on leur promettait des évolutions de carrière, de faire l’ENA, etc. En réalité, leur autonomie a été réduite, notamment par le recours aux statistiques, aux remontées de taux, etc. Aujourd’hui, tout en haut, il n’y a plus que les chiffres qui comptent.
On a l’impression que la police est unie. Mais c’est l’inverse : il faut regarder un commissariat comme un champ de luttes, avec des individus extrêmement atomisés. Et, bien souvent, des pratiques policières très hétérogènes… ». (...)
au fil de nos auditions, nous éprouvons le sentiment d’une désorganisation, qui se lit jusque dans des détails. (...)
« On ne met pas assez en avant le lien entre les mauvais comportements et l’état interne de la profession », estime Fabien Jobard. « Or, les conditions de travail sont compliquées depuis très longtemps. Au quotidien, les policiers voient moins les mauvais gestes de leurs collègues que les locaux insalubres, les ramettes de papier achetées par les agents, le système de mobilité et de promotion, etc. Trente ans de transformations organisationnelles, dans la police, se retrouvent aujourd’hui. »
Ce diagnostic, ce malaise, profond, cette désorganisation, éclairent autrement le moment étrange que nous vivons. (...)
le pouvoir tient grâce à nous ? Désormais, nous tenons le pouvoir. » Et c’est un chantage, même pas en filigrane, assez clair, presque ouvert, que la police, les syndicats notamment, exercent sur le président, sur le gouvernement.
Avec ce paradoxe, que nous entrevoyons : la toute-puissance est d’autant plus proclamée, martelée, que les policiers sont minés par une fragilité. Il faut afficher l’esprit de corps, d’autant plus quand ce corps se délite, quand ses membres s’atomisent.
« Lorsque la police est exposée à la critique », note le sociologue Fabien Jobard, « elle se reforme en tortue romaine. » Ou encore, pour son collègue Cédric Moreau de Bellaing : « La police se sent toujours plus ou moins comme une citadelle assiégée. » Assiégée par les associations, assiégée par la gauche, assiégée par les médias, assiégée par les juges, et maintenant même assiégée par le gouvernement…
À cause de ces failles, justement, pour mieux les cacher, pour les oublier, vient la tentation, évidente, de se brusquer. De se raidir. D’arborer une cuirasse d’assurance, de peur que tout l’édifice ne s’écroule. Il faut bétonner de certitudes, surtout quand, dans les profondeurs des cœurs, le doute s’est installé.
Un doute sur leur place dans la société.
Un doute, une inquiétude, pour chaque policier. (...)
Le moment « Gilets jaunes » sert en fait de révélateur. D’une crise plus profonde, plus latente, qui remonte à la surface. D’une crise périphérique, entretenue à la périphérie, et qui se fait plus centrale. D’une crise éprouvée par bien des minorités, et qui aujourd’hui gagne la majorité.
D’où le sentiment, chez les militants des banlieues, d’avoir devancé les Gilets jaunes (...)