
La perspective de l’effondrement du monde peut être un puissant stimulant à l’action. Et permettre de tourner la page du capitalisme et de la société thermo-industrielle, qui ravagent le monde. Il reste à définir les modes d’action. C’est ce qu’explique Pablo Servigne dans cet entretien.
Depuis le succès de son ouvrage Comment tout peut s’effondrer, paru en 2015 au Seuil et coécrit avec Raphaël Stevens, les demandes de conférences pleuvent, la notoriété croît. Chercheur indépendant, essayiste, son domaine d’étude est principalement ce qu’il appelle la « collapsologie », l’étude de l’effondrement. Il s’est aussi attaché à contrer l’idéologie compétitive ambiante dans L’Entraide, l’autre loi de la jungle, coécrit avec Gauthier Chapelle et publié en 2017 aux éditions Les Liens qui libèrent. Ses deux compagnons de route et lui viennent de publier la suite du livre sur l’effondrement. Dans Une autre fin du monde est possible, ils mêlent travaux issus des sciences « dures », philosophie et spiritualité pour trouver une posture d’action face à l’effondrement annoncé.
Reporterre — Vous vous définissez comme chercheur « in-terre-dépendant ». Que voulez-vous dire par là ?
Pablo Servigne — C’est Gauthier Chapelle qui a trouvé cette expression. On s’est dit in-terre-dépendants parce qu’on dépend les uns des autres, et on dépend de tous les chercheurs qui ont travaillé avant nous et dont on reprend les travaux, et puis on dépend des « autres qu’humains », les plantes, les champignons, les animaux, la biosphère. Cela captait bien, en un mot, notre posture.
Pourquoi avoir quitté le monde universitaire ?
J’ai fait des études d’ingénieur agronome mais j’étais déçu de l’agronomie classique. J’ai finalement fait un mémoire sur les fourmis, qui m’a émerveillé et fait entrer dans la recherche fondamentale. J’ai aussi vu le monde de la recherche changer, devenir trop compétitif à mon goût. J’en suis donc sorti pour continuer à faire partager au plus grand nombre ces merveilles que je découvrais, et provoquer des déclics, comme ceux que j’avais eus, dans les imaginaires. (...)
Vous écrivez que votre thème de recherche, depuis que vous êtes sorti du monde universitaire, est la « transition ». Que mettez-vous derrière ce mot ?
Maintenant que le mot « transition » a été repris par plein de gens, même par le gouvernement, c’est devenu un fourre-tout, c’est terrible.
Mais pour moi, le mot est venu d’Angleterre, par Rob Hopkins, le fondateur du mouvement des villes en transition. Il a publié Le Manuel de transition en 2008, qui a été traduit en France en 2010. Stratégiquement, Rob Hopkins a choisi le mot le plus neutre possible, le plus plat, le plus gentil, pour que tout le monde puisse se l’approprier. À l’époque, j’étais à Liège dans les milieux de l’éducation populaire, avec un tissu associatif ouvrier, militant, de gauche, féministe, et on a vu débarquer ce mot. On s’est dit « Comment ça, il n’y a plus de conflits, plus d’inégalités sociales, plus rien ? » Et en même temps, c’était fascinant parce qu’il parlait d’effondrement, de pic pétrolier, de catastrophe climatique. On a fait une critique. Donc, pour moi, c’est ça la transition, c’est une sorte de mélange de radicalité sur les catastrophes, de lucidité à pleurer, avec un pragmatisme anglo-saxon qui pousse à l’action.
Donc ce n’est pas un changement progressif de la société. C’est la mort de quelque chose et la renaissance d’autre chose. Au milieu, il y a un état de désorganisation radicale. Et ça, on l’oublie souvent. (...)
mon travail, depuis le premier livre Nourrir l’Europe en temps de crise, c’est de dire il faut des changements progressifs, radicaux, pour nourrir un horizon, mais il faut en même temps penser les discontinuités, apprendre à y réagir politiquement, et surtout, les prévoir.
La notion d’effondrement fait débat dans le monde de l’écologie. Certains disent que l’annoncer dissuade de lutter contre la crise écologique. Qu’en pensez-vous ?
Face au mot effondrement, il y a une diversité de réactions. Il y a des gens qui sont sidérés, dans le déni, qui ne veulent pas voir la catastrophe. Il y en a qui disent « oui, il y a des catastrophes, mais on pourrait encore les éviter ». Il y en a qui disent « ah, enfin, on dit qu’il y a des catastrophes, maintenant, on passe à l’action ».
Beaucoup de gens dans le milieu de l’écologie m’ont dit « arrêtes avec tes mauvaises nouvelles, cela démobilise ». Je trouve que c’est faux. Cette réaction cache une peur de traverser des peines et des souffrances. Ne rester que dans les bonnes nouvelles et le positif, pour moi, c’est bancal. On ne voit pas arriver les choses. (...)
En fait, il est déjà trop tard pour plein de choses. Limiter le réchauffement climatique à plus 1,5 °C, je n’y crois plus. Plus 2 °C, cela me paraît hyper optimiste. On pourra même aller à plus 9 °C si on trébuche et qu’on n’avait pas prévu quelque chose. Cela signifie l’anéantissement de la biosphère. Pourtant, il faut agir, on en a le devoir éthique. Ce n’est pas parce qu’on a des chances de ne pas arriver à inverser la tendance qu’il ne faut pas se mettre en action.
Je prends la métaphore de la maladie incurable : le médecin vous annonce que vous avez un cancer et que vous n’en avez plus que pour six mois. Comment allez-vous faire pour les vivre le mieux possible ? C’est une question de récit, d’émotions, de cheminement intérieur. Et si vous les vivez bien, avec conscience qu’il y a une fin possible, vous aurez une chance, peut-être, de la repousser, voire de guérir.
Vous dites qu’il y a des effondrements souhaitables. Quels sont-ils ?
Le capitalisme, la société thermo-industrielle qui ravage tout… Après, à chacun de voir en fonction de sa culture politique. Il y a en ce moment des systèmes humains, politiques, qui sont toxiques, pour eux-mêmes, et pour la vie sur terre. Donc, ça pose la question stratégique de savoir ce qu’on veut voir s’effondrer, ce qu’on veut ne pas voir s’effondrer, et quand on est un peu plus clair là-dessus, on peut commencer à élaborer des stratégies, donc des alliances, et le début d’une politique de l’effondrement. (...)
. Quelque chose a changé ces derniers mois, peut-être même ces deux dernières années. Je le vois dans les conférences que je donne. Il y a cinq ans, la moitié voire les trois quarts de la salle étaient sidérés, certains sortaient en pleurant, d’autres étaient en colère. Aujourd’hui, massivement, les gens disent « super, enfin on dit les choses, allez on peut aller de l’avant ». Même des partis politiques et des hauts-fonctionnaires en parlent.
Nous sommes donc mieux préparés à l’effondrement ?
Peut-être, je l’espère. C’est le but, de créer des déclics. L’effondrement est une mise en récit de chiffres catastrophiques qui changent notre manière d’être au monde, de voir l’avenir, de s’organiser, de réfléchir à ce qu’on peut faire. (...)
Le réchauffement climatique pourrait donc être une occasion, un grand méchant loup, pour faire coopérer tous les pays, ou même l’humanité avec les plantes, les champignons, les animaux. (...)
a culture du cloisonnement propre aux structures hiérarchiques pyramidales de nos sociétés pousse structurellement à la compétition. Arriver à aplatir ces hiérarchies, c’est tout l’enjeu de l’anarchisme. C’est très subtil, et c’est vraiment pour moi l’aboutissement de la politique. Comment on s’organise de la manière la plus plate et horizontale possible pour favoriser l’entraide, la coopération, l’autogestion, et être en lien avec les autres qu’humains.
Et pourquoi a-t-on autant besoin de mettre en place ces systèmes moins compétitifs selon vous ?
Parce que la compétition est devenue toxique. (...)
Et le rôle de la coopération dans la perspective de l’effondrement ?
On a remarqué que quand on apporte l’idée de l’effondrement ou des catastrophes brutales, la question qui revient est : « Mais, on va tous s’entretuer ? » Comme dans un film de zombies, parce que c’est notre imaginaire de penser que si l’État disparaît, on retrouve un état de nature qui est « sauvage », « barbare » et compétitif par nature. On croit que le voisin, s’il n’y a plus de policiers, est un ennemi potentiel qui va nous voler notre nourriture. C’est une prophétie autoréalisatrice car, par anticipation, on se prépare à la violence. Arriver brutalement dans les pénuries avec cette croyance généralisée, c’est une bombe à retardement qu’il faut désamorcer.
Or, plus tu es dans l’épicentre d’une catastrophe, plus il y a d’actes altruistes, d’entraide et d’auto-organisation. C’est ce que constatent tous les sociologues et les scientifiques des catastrophes.
Après, que ça dure, ce n’est pas sûr. Si la catastrophe dure des mois, des années, la coopération peut se dégrader. C’est pour cela qu’on a écrit L’Entraide, l’autre loi de la jungle : pour donner les outils pour stabiliser les niveaux d’entraide dans un groupe et pour arriver à croire dans notre potentialité prosociale. (...)
Le social et l’écologique, pour moi, participent du même rapport au monde : prendre soin des autres, de l’équité et de l’interdépendance entre humains ou non-humains. Il y a les humains, notre famille, mais aussi des animaux, des plantes, des champignons, des bactéries qui nous aident à vivre. Sans eux, nous sommes morts. (...)