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Pédophilie dans l’Eglise : “C’est tout le système clérical qu’il faut déconstruire”
Catholicisme, la fin d’un monde, de Danièle Hervieu-Léger, éd. Bayard, 334 p., 23 €. Le Temps des moines. Clôture et hospitalité, de Danièle Hervieu-Léger, éd. PUF, 27 €.
Article mis en ligne le 13 novembre 2018

Si elle veut survivre aux affaires de pédophilie, l’Eglise catholique doit se réformer, nous dit la sociologue Danièle Hervieu-Léger. En renonçant au contrôle de la sexualité des croyants par les prêtres, et en prenant acte de l’émancipation des femmes.

Le scandale de la pédophilie a éclaté. Demander pardon ne signifie pas qu’on a compris l’enfer que les victimes avaient traversé — qu’elles traversent encore. Après la dissimulation, après le déni, viennent la prise de conscience et surtout l’écoute — enfin — des hommes et des femmes abusés, que les évêques de France ont accueillis en assemblée plénière, à Lourdes. Viendra ensuite, comme aux Etats-Unis, le temps des réparations.

Pourtant, le scandale de la pédophilie, dont on ne connaît d’ailleurs pas l’ampleur exacte dans notre pays, ne résume pas toute la crise de l’Eglise catholique, affirme la sociologue Danièle Hervieu-Léger, directrice d’études honoraire à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Elle touche le catholicisme en son cœur. Et plonge ses racines dans des choix « stratégiques » auxquels l’église est arrimée depuis le xixe siècle, et avec lesquels (ou à cause desquels) elle s’étiole depuis des décennies. Si elle ne se décide pas, rapidement, à regarder en face la gravité du mal qui la ronge et à faire preuve d’audace, l’institution pourrait bien mourir avec ses idées — et laisser ses fidèles en plan.

Quelle est l’intensité de la crise que traverse l’Église catholique ?
Elle est gravissime. D’une ampleur comparable, selon moi, à celle qui a donné lieu à la Réforme, au XVIe siècle, ou à celle qu’a induite la Constitution civile du clergé en 1790. Pour la comprendre, il faut la replacer dans la durée, remonter au XIXe siècle et à la confrontation de l’Eglise avec le bouleversement que constitue, à la Révolution, l’affirmation du droit des individus à l’autonomie, qui est le cœur de notre modernité.

Celle-ci s’est imposée d’abord sur le terrain politique. Cette modernité à laquelle se heurte alors l’Eglise, c’est la reconnaissance de l’autonomie des citoyens, qui fait échapper la société à la régie de la religion. Or cette revendication d’autonomie n’a pas cessé de s’élargir et elle embrasse aujourd’hui la sphère de l’intime aussi bien que la vie morale et spirituelle des hommes et des femmes qui, sans cesser d’ailleurs nécessairement d’être croyants, récusent la légitimité de l’Eglise à dire la norme dans des registres qui ne relèvent que de leur conscience personnelle. (...)

Aujourd’hui, le fossé culturel est béant entre la société contemporaine et une Eglise qui reste arrimée, par-delà le concile Vatican II (1962-1965), à un régime normatif et hiérarchique étranger à cette révolution de l’individu. (...)

Refoulée de la sphère politique, elle renforce son dispositif d’emprise en direction de la sphère privée, en transposant sur le terrain des mœurs et des mentalités les anathèmes portés sur les « erreurs fatales » de la démocratie et du libéralisme politique. La famille devient le lieu par excellence de son emprise normative, avec une obsession croissante pour le contrôle de la sexualité des fidèles, principalement à travers la confession. (...)

pendant des siècles, la réalité familiale n’a pas eu grand-chose à voir avec la famille conjugale — papa, maman et les enfants — qu’on célèbre volontiers aujourd’hui comme la forme « naturelle » et intemporelle de toute famille. Avec la mortalité infantile, la mort des femmes en couches, la fréquence des remariages, la cohabitation des générations, le placement des enfants, etc., le paysage familial était des plus mouvants. Le XIXe siècle est le siècle où s’invente le modèle familial que nous connaissons : celui de la famille bourgeoise centrée sur le couple et sa progéniture. C’est sur cette cellule familiale, érigée en « cellule d’Eglise », que l’Eglise va concentrer massivement ses efforts de contrôle.

Comment s’y prend-elle ?

A travers le contrôle du corps des femmes d’une part, et la magnification de la figure du prêtre comme homme du sacré, d’autre part. (...)

L’Eglise a mis en place un idéal du couple et de la famille aligné sur le modèle de la Sainte Famille, récapitulant à la fois la soumission au Dieu-Père (avec la figure du pater familias), l’absolu du dévouement maternel, et la préservation parfaite de la pureté. Dans la poursuite de cet idéal, le prêtre est chargé d’exercer un contrôle quasiment direct sur le corps des femmes. Pourquoi elles ? Parce que les hommes sont moins pratiquants que les femmes, parce que la transmission religieuse se fait essentiellement par les mères, et parce que celles-ci font naître de futurs prêtres. L’obligation faite aux prêtres (sous peine de grave manquement) d’interroger les pénitents en confession sur la conformité de leurs pratiques sexuelles concerne principalement les ­pénitentes… Ce rappel de l’histoire est indispensable, selon moi, pour comprendre la crise actuelle de l’Eglise. (...)

le modèle patriarcal et hiérarchique du XIXe siècle a été submergé par la montée de la « famille relationnelle » ou « horizontale », au sein de laquelle priment, sur un mode contractuel, les relations entre individus. La reconnaissance de l’égalité des femmes et de leur droit à disposer de leur propre corps a sapé le bastion familial sur lequel l’Eglise ancrait son effort d’emprise sur la société. L’Eglise a été, si j’ose dire, « lâchée par la famille ».

L’acclimatation paisible du mariage entre personnes de même sexe, à laquelle l’Eglise s’est violemment opposée, achève ce décrochage. Ses positions officielles sur la contraception, ou sur la procréation médicalement assistée interdite — au nom d’une « nature » réduite à la biologie — même aux couples hétérosexuels mariés, sont incomprises, et évidemment contournées, par ses propres fidèles. Dans ces combats illisibles, l’Eglise a perdu une part substantielle de son crédit. Les scandales liés aux affaires de pédophilie marquent une nouvelle et dramatique étape, en déconsidérant, chez les fidèles eux-mêmes, le caractère sacré attaché à la personne du prêtre. (...)

En faisant du prêtre une figure idéale dans ­laquelle toutes les contradictions ­humaines pouvaient être résorbées par la prière et la mortification, l’Eglise se protégeait assez bien contre les ­défaillances de certains : ramenés à de simples « dérives ­individuelles », ces comportements n’étaient pas censés compromettre l’ensemble de l’institution. Et cela d’autant moins que la sacralité qui leur restait conférée par-delà ces manquements rendait intouchables les prêtres concernés, y compris aux yeux de parents de victimes souvent dans le déni.

Cette attitude a laissé livrés à eux-mêmes les enfants abusés, mais aussi les prêtres les plus fragiles psychologiquement. On s’étonne, évidemment, de la durée de ce silence coupable. Mais ceux qui assuraient la régulation du système étaient incapables de mesurer l’enjeu, persuadés — non sans raisons d’ailleurs ! — que si l’on brisait le silence, on ébranlerait les fondements mêmes de l’autorité cléricale, et donc l’Eglise elle-même. Ils n’étaient pas — ils ne sont toujours pas, pour un certain nombre d’entre eux — prêts à prendre ce risque. Ils sont aujourd’hui soumis à un cataclysme. (...)

Le « système clérical », auquel on ­impute désormais les dérives gravissimes qui explosent au grand jour, n’est pas réformable. Or c’est ce système même qu’il faut déconstruire si l’on veut inventer, si c’est possible, une autre manière de faire Eglise. Celle-ci ne peut plus séparer la redéfinition radicale du sacerdoce comme service de la communauté et la reconnaissance pleine et entière de l’égalité des femmes dans toutes les dimensions, y compris sacramentaires, de la vie de l’Eglise.

L’invitation faite aux prêtres d’être proches de leurs ouailles, la place faite à quelques femmes dans les instances du pouvoir, et même l’ouverture de l’ordination à quelques hommes mariés dûment sélectionnés ne conjureront pas le désastre. La question qui est sur la table est celle du sacerdoce de tous les laïcs, hommes et femmes, mariés ou célibataires selon leur choix. Une seule chose est sûre : la révolution sera globale ou elle ne sera pas, et elle passe par une refondation complète du régime du pouvoir dans l’institution.

Reste le message spirituel de l’Eglise…

Sans doute, mais transmis par qui ? (...)

. La sociabilité catholique repose aujourd’hui massivement sur la générosité de femmes laïques qui prennent en charge le catéchisme, la préparation au mariage ou au baptême, tout ce qui engage centralement la transmission chrétienne. Qu’elles s’arrêtent de travailler et le catholicisme en France s’effondre. Or on sait déjà que leur relève est des plus problématique.

Alors, quelle Eglise pour demain ? Le théologien Karl Rahner l’écrivait déjà en 1954, avec un sens aigu de la prémonition : face au risque de voir se constituer un « catholicisme de ghetto », il va falloir inventer, disait-il, un « catholicisme de diaspora ». Une telle mutation « diasporique » suggère une autorité ecclésiale capable d’accompagner la prise en charge des communautés par elles-mêmes, dans les conditions culturelles spécifiques des sociétés où elles sont implantées. L’observation sociologique de la scène catholique ne laisse guère deviner la proximité d’une telle révolution.