Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
Percutée par la guerre en Ukraine, l’Arménie tremble
#Arménie #guerre_Ukraine
Article mis en ligne le 9 novembre 2022

Arrivée massive de Russes, reprise des combats avec l’Azerbaïdjan voisin, tectonique des plaques géopolitique… Les résonances de l’invasion de l’Ukraine sur l’Arménie déstabilisent un pays déjà fragile. Reportage.

(...) Le téléphone de Rouslan Thovmassian repose sur l’autel que ses parents ont dressé dans un coin du salon pour leur fils mort à 19 ans. Autour, sa casquette de soldat, des photos du jeune homme en tenue militaire ou en habit d’écolier, mais aussi une bible dotée d’une couverture au motif treillis que l’armée arménienne fournit à ses conscrits ou encore une lettre de condoléances émanant de l’administration régionale.

Le 13 septembre, le garçon avait appelé sa mère, ainsi qu’il le faisait chaque jour depuis le début de son service militaire un an auparavant, sans exprimer plus d’inquiétude que les fois précédentes. Il avait abrégé la conversation, manquant de batterie. Quelques heures avant qu’un déluge d’artillerie ne s’abatte subitement, après deux années de cessez-le-feu, sur la position de son groupe de soldats postés à la frontière avec l’Azerbaïdjan, à proximité de la ville de Goris, dans les monts de l’Ishkhanasar. (...)

Plusieurs vidéos diffusées sur les réseaux sociaux après l’attaque de l’Azerbaïdjan des 13 et 14 septembre derniers, à l’authenticité documentée par un rapport récent de Human Rights Watch, montrent des exactions commises par les troupes azéries sur des soldats arméniens.

Pour Kristinne Grigoryan, défenseure des droits humains de l’Arménie élue pour 6 ans par le Parlement, « ces vidéos barbares sont authentiques et s’expliquent par une “arménophobie” qui n’est pas seulement une mentalité, mais une politique de l’État azerbaïdjanais. Après la guerre de 2020, des vidéos similaires avaient émergé. Onze soldats ont été inculpés mais n’ont été condamnés qu’à des peines mineures incompatibles avec les crimes de guerre dont il s’agit. Et ces soldats ont ensuite été promus et décorés. Un encouragement direct à continuer de filmer ces crimes pour effrayer l’Arménie tout entière ». (...)

« Depuis le déclenchement de cette guerre, la Russie, qui est censée nous protéger, a abandonné l’Arménie. L’Azerbaïdjan, la Turquie et la Russie sont en train de régler leurs problèmes au prix de la vie de nos enfants. »

L’attaque menée par l’Azerbaïdjan a pu être lue comme une volonté d’Ilham Aliyev, l’autocrate qui règne sur l’Azerbaïdjan depuis 2003 après avoir succédé à son père, de profiter d’un affaiblissement russe pour accentuer sa pression sur l’Arménie, protégée traditionnelle de Moscou. (...)

Vladimir Poutine, après huit mois de guerre en Ukraine, a toutefois affiché sa volonté récente de reprendre la main dans le Caucase, en convoquant, le 31 octobre dernier à Sotchi, sur les bords de la mer Noire, Ilham Aliyev et son homologue, le premier ministre arménien Nikol Pachinian.

Les entretiens trilatéraux ont accouché d’une déclaration floue saluant « la volonté de la Fédération de Russie de continuer de contribuer de toutes les manières possibles à la normalisation des relations entre la République d’Arménie et la République d’Azerbaïdjan, d’assurer la stabilité et la prospérité dans le Caucase du Sud ». (...)

Cela n’a pas empêché de nouvelles échauffourées à la frontière entre les deux pays, dans la nuit du 6 au 7 novembre, alors que des pourparlers devaient se tenir aux États-Unis, lundi 7 novembre, entre les deux ministres des affaires étrangères arménien et azéri, sous la houlette du secrétaire d’État américain, Antony Blinken, sur fond de concurrence entre les Russes et les Occidentaux pour jouer un rôle dans ce conflit récurrent.

Plus qu’en termes de retrait de l’influence russe, l’attaque azérie peut donc aussi s’interpréter comme la marque d’une nouvelle alliance entre Vladimir Poutine et Ilham Aliyev, sur fond d’intérêts énergétiques partagés et de négociation avec la Turquie, soutien inconditionnel de l’Azerbaïdjan et ennemi héréditaire de l’Arménie.
Inquiétude et désespoir

Pour le chercheur en relations internationales Daavr Dordzhin, qui a fui Moscou pour Erevan en février dernier, la Russie est aujourd’hui « clairement un soutien de l’Azerbaïdjan, à la fois militairement et politiquement. Moscou négocie avec Ankara, et ne se soucie guère de l’Arménie, qu’elle a de toute façon toujours considérée comme une simple colonie ». (...)

Mais on peut aussi lire dans cette attaque récente, pour reprendre les termes de la spécialiste du Caucase Marie Dumoulin, un effet de bord de ce qu’en « lançant une guerre massive contre l’Ukraine, la Russie a fait tomber un tabou qui avait permis de contenir certaines tensions héritées de l’effondrement de l’Union soviétique : la violence armée interétatique utilisée au service d’objectifs politiques ». Et ainsi catalysé la volonté de l’Azerbaïdjan d’obtenir par la force un « corridor » dans le sud de l’Arménie, qui lui permettrait de relier son territoire à sa dépendance occidentale qu’est la République autonome du Nakhitchevan et ainsi à la Turquie.

Quoi qu’il en soit, cette opération militaire de l’Azerbaïdjan, en faisant tonner les armes non plus seulement autour de l’enclave disputée du Haut-Karabagh, mais sur le territoire même de l’Arménie, a plongé, ou replongé, la population dans un mélange d’inquiétude et de désespoir. (...)

Cette peur de disparaître sous les assauts de puissants voisins, ancrée dans l’histoire arménienne, pèse de tout son poids aujourd’hui. « La peur de l’anéantissement n’a pas toujours été là, juge l’historienne Taline Ter Minassian. Mais elle a ressurgi en 2020, exactement 100 ans après les évènements tragiques de 1920 et n’a pas cessé de s’exprimer depuis. » (...)

En outre, pour payer la dette accumulée pendant les années 1990, l’Arménie a concédé à la Russie la maîtrise de la distribution d’électricité, la compagnie nationale de téléphone, les chemins de fer et de très nombreuses usines à travers tout le pays. (...)

Cette situation de quasi-vassalité oblitère l’avenir de l’Arménie au moment où la tectonique des plaques géopolitique en mer Noire et dans le Caucase s’accélère sous la pression de la guerre en Ukraine. (...)

S’émanciper de la domination russe

Même si elle ne partage pas de frontières avec la Russie, l’Arménie a donc accueilli des dizaines de milliers de Russes depuis le 24 février dernier et le début de l’invasion de l’Ukraine. La Géorgie voisine, pourtant limitrophe de la Russie, exige des ressortissants russes un passeport international, et a développé un fort sentiment anti-russe depuis la guerre de 2008 dans les provinces séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, qui est quasiment absent en Arménie. (...)

Les Russes aujourd’hui présents en Arménie envisagent-ils de retourner un jour en Russie ? « La plupart d’entre eux affirment cela, poursuit Todar Baktemir Mais pour ce qui me concerne, je ne retournerai pas dans ce pays tant qu’il n’aura pas implosé comme l’URSS a implosé. La Russie, ce n’est pas seulement Poutine, c’est une nation slave et centralisée qui pratique un impérialisme interne, dirigé contre les peuples autochtones qu’elle considère comme de la simple chair à canon. Tant que ces peuples ne seront pas libérés de cela je ne rentrerais pas, même si j’ai encore ma famille en Russie. »

L’arrivée, pourtant massive, des Russes n’a pas suscité de réactions hostiles. (...)