
Le 12 février, le JT de 20h de TF1 diffusait un « reportage » intitulé « Changer ses contrats : c’est facile et ça peut rapporter gros ». Aurons-nous droit à une plongée de la rédaction dans la « vie des Français » ? À une enquête sociale montrant la difficulté de millions de familles à faire face aux dépenses du quotidien ? Pas vraiment… TF1 va plutôt servir aux téléspectateurs ce que l’on appelle aujourd’hui un « journalisme de solution ». En d’autres termes, prodiguer ses « conseils » pour faire des économies, et mieux gérer ses factures.
Outre les biais de cette démarche, le reportage va très vite se transformer en un dépliant publicitaire pour une start-up fondée par… un (très) proche d’Emmanuel Macron. Une information d’importance, qui est pourtant passée entre les mailles du script de la rédaction : vous avez dit déontologie ?
Peu après 20h, plus de cinq millions de téléspectateurs ouvrent leurs oreilles dans l’attente de découvrir la solution miracle pour faire des économies sur leurs contrats du quotidien. En guise d’introduction, Julien Arnaud trouve utile de rappeler un principe fondamental :
Les Français n’aiment pas le changement, on le dit souvent, eh bien c’est vrai.
Tenez-vous le pour dit ! Dans la foulée de ce commentaire gratuit, le présentateur introduit l’idée directrice du sujet. Une idée simple comme une publicité :
Pour ce qui concerne leurs contrats dans la vie quotidienne, les assurances, le téléphone ou les banques par exemple, ils changent trois fois moins souvent que leurs voisins européens. […] Et pourtant quand on change on peut faire de très grosses économies. Alors comment s’y prendre ? Ce n’est pas si compliqué comme on va le voir tout de suite.
Et pour le voir, le journaliste nous convie en « reportage embarqué » au domicile d’une certaine Clémence, pour qui « scruter avec attention toutes ses factures » est devenu « un rituel » : « électricité, internet, assurance, pas question pour elle de payer le prix fort. Alors pour dépenser moins, elle n’hésite pas à renégocier ses contrats », s’emballe le journaliste.
« En quelques clics, elle a pu s’en rendre compte », poursuit la voix-off en détaillant les dizaines d’euros d’économie réalisés sur trois factures, dont les logos insuffisamment floutés laissent gracieusement transparaître le nom des entreprises. (...)
Bref, la start-up de Gaël Duval n’aurait pu rêver meilleur dépliant publicitaire : merci à TF1, dont le sujet permet en outre de diffuser un point de vue libéral en matière d’économie : outre la célébration directe de la concurrence, ce reportage glorifie l’idée selon laquelle les tarifs de services peuvent varier légitimement du tout au tout, et ce sans aucune transparence vis-à-vis du public. Une autre manière de « responsabiliser » (en langage Macron) les familles précaires, en sous-entendant qu’il ne tient qu’à elles (et à leur temps) de « changer » et de payer moins cher ; entendre « si vous continuez d’être pauvre, c’est que vous l’aurez bien cherché » [1].
Publi-reportages entre copains (macronistes)
Mais c’est loin d’être fini. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la facture de TF1, elle, s’alourdit après quelques recherches concernant les deux protagonistes du reportage : qui sont donc Gaël Duval et Clémence Cherier, interviewés par le journaliste de TF1 ?
Le premier est « serial entrepreneur du digital » (sic), co-fondateur et président de la « French Touch Confence », un « événement international et itinérant » visant, selon les mots de son géniteur, à « accélérer la croissance des scale-ups à l’international et mettre en avant les réussites entrepreneuriales françaises à travers le monde. » [2] Il siège également au Conseil national du numérique depuis février 2016, dont les membres sont nommés par arrêté du Premier ministre sur proposition du ministre chargé du numérique, pour un mandat de deux ans, renouvelable une fois. Le 29 mai 2018, le gouvernement reconduisait ainsi le mandat de Gaël Duval [3].
Mais le copinage de Gaël Duval avec le gouvernement actuel est loin de s’en tenir à ça : on apprendra ainsi qu’il « fait partie du premier cercle d’Emmanuel Macron. Il est en effet depuis longtemps à ses côtés et est même l’un des instigateurs de son mouvement » peut-on lire dans un article de Capital, qui décrypte la « dream team » du Président de la République. Un rôle que détaillait le magazine Forbes en février 2017 (...)
Résumons : TF1 commet un publi-reportage d’une start-up, dirigée qui plus est par un très proche d’Emmanuel Macron, détail malencontreusement omis par la rédaction. En appui à ce « reportage », TF1 fait intervenir la belle-sœur du fondateur de l’entreprise promue par la chaîne, omettant là encore de mentionner les liens de parenté. Il serait intéressant que « Jechange » communique sur les retombées de cette opération. Nul doute que le retour sur « investissement » a été fructueux. (...)
Quand les grands médias co-fabriquent l’ascension de la famille Duval
Et ce n’est pas encore fini ! On peut dire que TF1 ne lésine pas sur la promotion des activités des Duval. Le 2 août 2018, l’équipe du JT commettait déjà le même genre de reportage publicitaire, embarqué cette fois-ci au cœur de « Yuj Yoga Studio », une salle de yoga parisienne qui a fait des petits dans les arrondissements chics de la capitale [5] et à Chamonix. La fondatrice de cette société ? Hélène Duval, compagne de Gaël Duval et grande admiratrice, elle aussi, du couple Macron, avec qui elle s’affiche sur Facebook au soir de la proclamation de l’élection du Président par le Conseil Constitutionnel, le 10 mai 2017 (...)
Que reste-t-il du journalisme lorsque la rédaction de TF1 feuillette son carnet d’adresses pour fabriquer de toutes pièces un reportage publicitaire prêt à servir à la grand-messe du 20h ? Que reste-t-il du journalisme dans un reportage plébiscitant les activités commerciales d’un compagnon de route de Macron, membre qui plus est d’une structure publique, sans que ces informations soient apportées aux téléspectateurs ? Que reste-t-il du journalisme quand les carrières entrepreneuriales de quelques-uns (qui diront évidemment « s’être faits tout seuls ») sont littéralement co-construites par les grands médias des années durant ?
L’entre-soi du monde médiatique et du monde des affaires est encore ce qui fait fructifier le mieux la production journalistique (...)
Une impunité entre amis qui fait le bonheur de l’esprit libéral façon « start-up nation », le tout sur le dos des usagers des médias, que les grands pontes du journalisme n’ont pas fini de prendre pour des imbéciles.