
À la suite des attentats parisiens, François Hollande et son gouvernement ont répondu par l’emploi d’une rhétorique guerrière et des frappes aériennes contre l’État islamique. Mais, même à considérer les attaques des djihadistes et la réponse militaire française, doit-on considérer que nous sommes, d’un point de vue juridique ou philosophique, en guerre pour autant ?
Ces derniers jours, le mot est dans presque toutes les bouches : la guerre. Sur France 2 par exemple, le lendemain des attentats, la journaliste du 13 heures décrit un Paris « en état de guerre ». Les mouvements de panique à République ? Un climat de guerre. C’est par ces mots ausi que François Hollande a commencé son discours au Congrès ce lundi 16 novembre : « La France est en guerre ». Et c’était également une des premières paroles de Manuel Valls, le Premier ministre : « Oui, nous sommes en guerre. Nous faisons face à un acte de guerre commis par une armée organisée. »
C’est la guerre, donc, ou même la guerre « totale » pour Nicolas Sarkozy : « Les terroristes ont engagé la guerre à la France, la France ne doit pas céder. Notre peuple est déterminé à vaincre la barbarie djihadiste, la guerre que nous devrons livrer doit être totale. » Allusion à peine voilée au concept de guerre totale : un conflit où toutes les ressources économiques, humaines et sociales sont mobilisées, et où la propagande joue à plein régime. (...)
La guerre, un conflit entre deux armées
Pourtant, la plupart des philosophes, des juristes, des théoriciens politiques et des historiens spécialistes du sujet savent cette réalité : il ne s’agit pas à proprement parler d’une guerre, ou alors, seulement en un sens métaphorique. En un sens nouveau, et qui impliquerait de trouver un autre mot pour tout ce que nous avons appelé guerre pendant des siècles. Tout élève de Sciences Po, par exemple, qui a préparé son grand oral sait que la guerre, au sens traditionnel du terme, ne correspond pas aux événements du 13 novembre. Devant les jurés, celui qui tient à défendre que les actions terroristes menées par un proto-État non reconnu sur le plan international sont une guerre, a plutôt intérêt à avoir des arguments bien fourbis s’il ne veut pas écoper d’une note éliminatoire. (...)
« C’est vivre dans une peur quotidienne de la mort »
Ceux qui sont tous les jours sur le terrain de la guerre ont eux aussi trouvé ce terme abusif. Quel mot utiliserons-nous le jour où nous serons vraiment en guerre, où la population sera appelée sur le terrain de guerre, où les morts tomberont chaque jour ? De quels mots disposerons-nous, lorsque nous aurons usé tous les précédents ? « Ces derniers jours, j’entends beaucoup parler de “scènes de guerre”, de “situation de guerre”, de “médecine de guerre”. Mais il faut tout de même relativiser », a tenté de tempérer le photographe de l’AFP Dominique Faget, sur le blog making of de l’agence. (...)
Les terroristes, au yeux de la justice internationale, ne sont pas des combattants, bénéficiant du droit de la guerre, mais des criminels, relevant du droit pénal.
Un terrorisme de masse plus important qu’avant
Pourtant, et malgré l’évidente dissonance, de plus en plus de personnes emploient le terme « guerre » pour décrire des situations qui ne sont pas à proprement parler des guerres classiques. Peut-on et doit-on simplement et fermement renvoyer d’un revers de main toutes ces tentatives ? Et faire comme ci les personnes qui l’emploient n’étaient que des mécréants incultes ? La philosophie et l’histoire n’évoluent pas dans un vase clos de concepts, détachés de la société. Quand dans le champs du langage, un terme change de sens, c’est généralement révélateur d’une évolution de la réalité. Si le mot guerre désigne des choses qui ne sont plus tout à fait de la guerre, c’est parce que le mot de terrorisme ne semble plus pouvoir contenir tout entier cette nouvelle réalité. Et par ricochet, le concept de guerre s’étend.
« Le champ de la guerre s’est élargi : ce n’est plus un champ de bataille où mourir était acceptable, mais un état de terreur permanent », observe Nicolas Truong. (...)
Autre élément qui explique cette confusion, et complexifie la donne, les actions terroristes sont aussi aujourd’hui très souvent précédées, résultantes, ou suivies d’une vraie guerre. Quand une guerre est proche, la confusion se fait plus facilement (...)
Aujourd’hui, le conflit en Irak et Syrie nourrit Daech. Hier déjà, la guerre d’Afghanistan suivait immédiatement le 11-Septembre. (...)
l’expression « guerre contre le terrorisme » a fini par signifier tout et n’importe quoi, y compris la poursuite d’individus sur le sol américain.
Des vertus mobilisatrices
Il existe aussi des raisons plus triviales à cette persistance du mot guerre : la facilité pour les dirigeants d’un pays de recourir à des termes emphatiques pour mobiliser les troupes. « Comment expliquer que le terme demeure, alors qu’il ne recouvrirait plus la réalité ? Par le poids des mots sans doute. Montrer le président Hollande en “chef de guerre” qui salue les troupes fait penser aux grands combats de la France contre des nations ennemies, depuis au moins la bataille de Valmy », analyse Nicolas Truong. (...)
Comme les fables attirent, l’emphase guerrière est mobilisatrice. Ce qui justifie, aux yeux des tenants de l’école réaliste, son utilisation. Pour preuve, estime Bruno Tertrais, les hommes politiques utilisent l’expression de « guerre contre le terrorisme » quand ils sont concernés, la rejetant en revanche quand ils ne le sont pas. (...)
Complexification des conflits et du terrorisme actuels, impact psychologique plus fort, actions de l’armée à l’étranger, vertu mobilisatrice : pour toutes ces raisons, l’emploi du mot « guerre » est compréhensible, estiment plusieurs experts que nous avons interrogés, à défaut d’être suffisamment précis pour les uns, ou même légitime pour les autres. Il était « la conséquence naturelle de l’énormité de l’attaque et de la haine envers l’Amérique qu’elle exprimait. On ne voit d’ailleurs pas comment le président Bush aurait pu en faire l’économie », résume Gilles Andreani dans son texte.
Appeler cela une guerre, c’est faire le jeu de l’ennemi
Il n’empêche que son utilisation n’est pas sans poser tout un tas de problèmes. À commencer par celui de la cohérence. Car comment appeler d’un côté « guerre » les attaques d’un adversaire à qui l’on refuse le statut d’État ? « L’emploi du mot “guerre” grandit l’adversaire et lui confère une légitimité qu’il ne mérite pas, regrette Gilles Andréani. (...)
D’autant que les personnes qui emploient le mot guerre avec Daech, sont souvent les mêmes qui refusent de reconnaître la Palestine comme un État, et font bien attention par conséquent de parler de « terrorisme » concernant les actions du Hamas ou de Palestiniens quelconques, actions qui ciblent le plus souvent des policiers ou des figures militaires, correspondant donc en ce sens plus à une « guerre » que les attaques de Daech en France contre des civils.
Du glissement sémantique au glissement juridique
Si le problème n’était qu’une question de cohérence… mais il donne aussi lieu à des dérives, soulignent plusieurs chercheurs. À force de déployer des métaphores, on finit par les croire.... « Il n’y a rien de plus dangereux que de croire à sa propre propagande, souligne Fraçois Heisbourg. Il ne faut pas que l’emploi du mot guerre nous conduise à des politiques comme ce qui s’est passé après le 11-Septembre. Mais tant que cela reste dans le registre de la com’… » (...)
« Le droit et la politique recommandent de traiter les terroristes en criminels. En ne le faisant pas et en se plaçant sur le terrain de la guerre et du droit des conflits armés, les États-Unis ont abouti à un résultat doublement dommageable : sur le plan stratégique et politique, ils ont valorisé leurs adversaires et leur ont conféré une dignité qu’ils ne méritaient pas. Dans le traitement judiciaire qu’ils leur ont appliqué, ils sont apparus inutilement vindicatifs et arbitraires », résume Gilles Andréani. (...)
Plus grave encore, employer le mot guerre trop longtemps peut donner l’impression d’une guerre des civilisations et dissimuler le terreau sur lequel germent les mauvaises herbes du terrorisme. Car si, d’un côté, il apparaît clair que laisser Daech progresser militairement constitue une menace et pourrait lui permettre de se déployer encore plus en tant que machine à produire du terrorisme à l’international, de l’autre, ne pas considérer les raisons locales qui permettent à Daech de recruter sur place, en France et en Europe, ses futurs kamikazes, parait tout aussi absurde. (...)
« Nous sommes face à une nouvelle conflictualité internationale qui mêle intimement social et politique, dans lequel l’essentiel de la violence provient de l’extraction sociale. Ce sont des individus issus d’une situation sociale qui est celle d’un échec complet, l’absence d’institutions, de réussite, de réalisations. C’est une situation de décomposition sociale extrêmement grave qui a donné lieu à cette violence. Il faut d’abord ôter à Daech cette clientèle, c’est indispensable », recommandait le politiste Bertrand Badie sur France Inter, au lendemain des attentats. (...)
Pire, à force d’insister sur un ennemi invisible que beaucoup confondent avec les musulmans en général, la rhétorique guerrière pourrait même nourrir le désarroi à l’origine des recrutements de terroristes, en favorisant des amalgames, et ce même si le chef de l’État a eu à cœur de rappeler qu’il fallait s’en défendre, estiment certains. « Ils veulent nous diviser et pousser notre pays à la guerre civile », pense l’ex-Premier ministre Dominique de Villepin, invité du Grand Jury RTL/Le Figaro/LCI. (...)
Pour ne pas tomber dans ces pièges, il existerait une solution simple : employer un terme approprié, qui ne soit pas simplement « terrorisme » si l’on estime que ce terme ne représente pas bien la réalité. « Il faut savoir renouveler nos catégories d’analyse si on veut donner une réponse adéquate », plaidait Bertrand Badie sur France Inter. Des chercheurs comme Frédéric Gros, philosophe spécialiste de la pensée politique, ont avancé d’autres concepts. Dans États de violence. Essai sur la fin de la guerre, il propose d’appeler ces nouveaux conflits sans lancement des hostilités, sans armistice, et sans protagonistes définis des « états de violence ». Alors oui, c’est beaucoup moins sexy de commencer son discours par « Nous sommes aujourd’hui dans un état de violence », mais c’est peut-être plus juste.