Manuel Gárate est historien et politologue, professeur à l’Université Alberto-Hurtado de Santiago du Chili. Sa thèse de doctorat, soutenue à l’EHESS en 2010, traite de la transformation économique du Chili après le coup d’État de 1973, sous l’influence des « Chicago Boys », les économistes ultra-libéraux de la célèbre université états-unienne.
Manuel Gárate : Avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, la situation des pays d’Amérique du Sud n’a pas beaucoup changé, car le sous-continent reste au second rang des intérêts géopolitiques états-uniens, même si, depuis le début du XIXe siècle, la doctrine Monroe autorise la libre intervention des États-Unis dans les pays du continent, afin d’éviter le « péril » du colonialisme européen.
Aujourd’hui, c’est plutôt le Mexique du président Peña-Nieto qui a subi les premiers chocs de la nouvelle administration américaine, laquelle cherche à désarticuler les politiques de libre-échange mises en place depuis les années 1980. De même, la relation avec le Venezuela de Nicolás Maduro semble s’être distendue par rapport à l’époque d’Obama, mais la situation dans ce pays évolue trop vite pour bien comprendre ce qui se passe sur le plan diplomatique.
Dès le début du XIXe siècle, la puissance du Nord a donné la priorité aux relations commerciales et diplomatiques avec les pays européens et asiatiques, en considérant les pays latino-américains et la Caraïbe comme une zone d’influence exclusive, mais non prioritaire pour ses intérêts immédiats. À l’époque de la guerre froide, seuls Cuba, le Nicaragua et la Colombie ont constitué un défi pour le département d’État des États-Unis, en raison de la menace révolutionnaire qui existait là-bas. (...)
Le Chili a changé de façon radicale depuis les années 1970, surtout après le coup d’État de 1973. Pourtant, les économistes chiliens formés à l’Université de Chicago exerçaient leur influence culturelle dès 1960, à travers le journal conservateur El Mercurio, et leur hégémonie académique à l’Université catholique du Chili. En formant une jeune élite d’économistes ultra-libéraux, les Chicago Boys de la première génération avaient façonné tout un programme de libéralisation économique pour la droite chilienne, mais ils devaient composer avec les autres courants conservateurs du pays (nationalistes laïques, catholiques intégristes, etc.).
La crise du gouvernement de l’Unité populaire et le coup d’État de 1973 ont ouvert les portes du pouvoir aux économistes de Chicago, du fait que le nouveau régime militaire cherchait un programme économique avec des mesures claires et dépourvues de tout consensus social. Ils ont opéré sans contestation pendant presque une décennie, en privatisant les grandes entreprises de l’État ainsi que la Sécurité sociale (système de retraites, santé et code du travail, entre autres). Le pays a vécu une révolution économique entre 1975 et 1986, mais avec un coût social et politique énorme, subie par les classes moyennes et populaires. La répression militaire et la violence policière contre les opposants ont été féroces pendant toute la dictature (1973-1990). Les premières années de la « terreur » ont donné carte blanche aux économistes pour réformer l’économie à leur façon. (...)
La transition démocratique au Chili a commencé au début des années 1990, mais le pouvoir militaire a contrôlé le pouvoir civil jusque dans les années 2000, limitant toute réforme du modèle économique hérité des Chicago Boys. Les gouvernements démocratiques ont opéré des changements importants, mais le noyau du modèle est resté presque intact jusqu’à aujourd’hui. (...)
Les militaires ont cédé une partie seulement du pouvoir aux civils après la défaite de Pinochet au référendum de 1988, où il a tout de même recueilli 44 % des voix.
Ainsi, la transition démocratique a été le résultat d’une négociation permanente avec les militaires, la droite et le grand patronat ayant imposé leur Constitution et leur calendrier aux forces démocratiques de centre-gauche. Entre 1990 et 1998, Pinochet a été un élément-clé du contrôle militaire sur la politique, en restant chef de l’armée de terre. Son action sur le pouvoir civil empêchait toute enquête judiciaire au sujet des violations des droits de l’homme commises sous son régime.
Pinochet entendait finir ses jours comme sénateur à vie, mais un accident de l’histoire a tout changé. Le 16 octobre 1998, il a été arrêté à Londres à la demande d’un juge espagnol pour crimes de génocide, tortures et disparitions de militants de gauche. (...)
Pour la majorité des Chiliens, Pinochet reste le symbole de la violence et de l’autoritarisme, ainsi que le fossoyeur d’un précaire État-providence né dans les années 1930. La meilleure preuve de cela, c’est qu’actuellement il n’existe aucun tombeau public à son nom. (...)
En dehors du Chili, le jugement sur Pinochet est sans appel, comme le montre le regard négatif que le monde porte sur les événements du 11 septembre 1973 et la répression des militants de la gauche chilienne. Au delà des disputes entre historiens sur l’ampleur de la répression, Pinochet fait aujourd’hui partie du « club » des grands dictateurs et tyrans du XXe siècle. (...)
Aujourd’hui, l’élite de la société chilienne regarde avec préoccupation l’avancée de l’extrême droite en Europe et en France tout particulièrement, car, si le Chili a bien connu une féroce dictature militaire de droite, le régime n’avait pas une logique fasciste et, encore moins, une idéologie ultranationaliste. Paradoxalement, les Chicago Boys et leur modèle ultralibéral ont empêché la fermeture identitaire de la société chilienne. Le fantôme d’une Europe sectaire, repliée sur elle-même, est un sujet de discussion important dans nos centres universitaires.