
Aider ses parents, se payer des chaussures ou le permis… Lycéens, voire collégiens, souvent de banlieue, sont de plus en plus nombreux à travailler illégalement pour Uber Eats, Stuart ou Deliveroo, au risque d’abandonner définitivement leur scolarité.
En plein cœur de Paris, n’importe quel soir de la semaine, aux alentours de 20 heures. Comme dans toutes les grandes villes mondialisées, la scène se répète : des dizaines de livreurs, à vélo ou scooter, reconnaissables à leur sac isotherme carré floqué du logo de la plateforme pour laquelle ils roulent, patientent entre deux fast-foods, les yeux rivés sur leur téléphone. Dans leur jargon, ils disent attendre que « ça sonne ». Qu’Uber Eats, Deliveroo ou Stuart leur propose une course. (...)
Quel âge ont-ils ? Vingt-six ans en moyenne, affirme Uber Eats. De jeunes hommes pour la plupart, étudiants, immigrés récemment arrivés. Mais pas que. Dans le lot, on trouve aussi des ados, encore au lycée, voire au collège. Des visages juvéniles, comme celui d’Abdel (1), que ses « confrères » qualifient de « livreur expérimenté ». « Cela fait déjà deux ans que je fais ça, j’ai commencé à 16 ans », fanfaronne-t-il. Pourtant, la règle est claire : Uber, Deliveroo et Stuart s’engagent à ne faire travailler que des autoentrepreneurs de 18 ans et plus. Mais à écouter les ados rencontrés près des Halles, place de la République ou ailleurs dans la capitale, l’interdiction n’est qu’une façade. Désormais majeur, Abdel a débuté en empruntant les comptes des « grands » de son quartier, Porte de Bagnolet. (...)
Charlotte, 34 ans, prof de lettres-histoire dans un lycée pro de Seine-Saint-Denis depuis quatre ans : « Uber, c’est une plaie pour nous, ça attire nos élèves. Et certains tombent dans le piège. » Elle insiste sur le mot « piège » car « ç’en est un. C’est une manne qui semble facile, sauf que ça empiète sur leur scolarité, cela vient même en concurrence avec le lycée ». (...)
Tout juste majeur mais livreur depuis plus d’un an et demi, un lycéen rencontré place de la République à Paris raconte : « Des amis font ça depuis longtemps. Le problème, c’est qu’ils ne peuvent plus s’en passer. Ils sont en galère de thunes depuis qu’ils sont petits et là, ils peuvent faire 500 euros en une semaine… » Le sentiment d’indépendance les attire aussi, explique un jeune doctorant, dont la thèse porte sur le profil des livreurs. (...)
L’argument le plus fort, c’est la facilité avec laquelle les jeunes peuvent se retrouver sur le marché des livreurs, estime Kamel Belkebla, le CPE : « Avant, on travaillait mais ça se limitait aux colos ou à aider à décharger un camion le mercredi. Aujourd’hui, il suffit d’aller sur l’application et le lendemain, tu travailles. » Il soupire : « Ça fait de la peine. Uber fabrique de l’échec scolaire. Du moins y participe. » (...)
le travail est un facteur avéré de décrochage. Environ 80 000 élèves sortent chaque année en France du système scolaire sans qualification. Livreur Deliveroo six jours sur sept depuis plus d’un an, Guillaume, la vingtaine, tente une estimation : « Il y a souvent des mineurs entre 16 et 17 ans. Un peu moins de 13-14 ans, j’ai dû en voir trois ou quatre en un an, mais je livre peu en banlieue, où ils doivent être les plus nombreux. Quand on les croise, on ne sait pas trop quoi leur dire, c’est bizarre. On a envie de leur conseiller de rentrer chez eux ou d’aller à l’école. Mais on n’ose pas. »
Un fournisseur de comptes à louer contacté sur Facebook se montre bavard : « Sur 97 sous-loués ou créés chez Uber, Deliveroo et Stuart, je pense que 20 comptes environ étaient destinés à des mineurs. » Il se vante d’en avoir récemment ouvert un pour un jeune de 13 ans (...)
Pour le moment, les plateformes ferment plus ou moins les yeux, partant du principe que ces pratiques illégales relèvent de la justice. Régulièrement, ce sont les clients qui alertent. En juillet, le tweet d’un internaute avait fait parler dans le milieu. Il interpellait la plateforme, photo d’ado à l’appui : « Excusez-moi Uber Eats, c’est normal d’avoir un mineur qui livre vos commandes ? » Début janvier, la plateforme a annoncé qu’elle durcissait ses conditions d’accès. (...)
La moins connue dans le paysage, Stuart, qui a été rachetée par le groupe la Poste, est la plateforme la plus prisée du moment par les ados. « Tous ceux qui veulent livrer dans l’illégalité commencent avec cette plateforme », raconte Abdel l’ancien. Contactés, ils n’ont pour le moment pas répondu à nos sollicitations. Egalement interrogée, Deliveroo a éludé la question des mineurs. (...)
Romain : « En fonction de nos résultats, on a le droit à plus ou moins de créneaux en semaine. Si on a de mauvaises stats, Deliveroo nous met au chômage technique. » Une fois, il a loupé trois créneaux. Verdict : privé de travail deux semaines. « Ils nous mettent la pression et se défaussent sur notre statut d’autoentrepreneur », analyse Romain. Sur son écran, trois notes. Taux de présence : 95 %. Désinscription tardive à un créneau : 5 %. Et participation aux pics de commandes, les soirs de week-end : 6 sur 12. Pire qu’un bulletin scolaire.