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Plongée au cœur des abattoirs
Steak Machine, par Geoffrey Le Guilcher, éditions Goutte d’or, 160 p., 12 €.
Article mis en ligne le 21 février 2020
dernière modification le 20 février 2020

Le journaliste Geoffrey Le Guilcher a passé deux mois dans la peau d’un boucher d’abattoir. Son livre, Steak Machine, raconte cette immersion clandestine au cœur d’une usine bretonne. Il démontre que les conditions de travail déplorables provoquent la souffrance animale.

Un type de dos est en train d’égorger une vache. Les deux pattes avant de la bête sont prises dans des anneaux de métal afin d’éviter les coups de sabot. Il tranche la gorge de l’animal au-dessus d’une rigole pleine de sang. Il fait ça d’un tout petit geste, de la pointe de son couteau, en un rien de temps. Il affûte son couteau, la vache suspendue et ouverte à la gorge se met à remuer violemment sa seule patte libre. Son pis ballote dans sa dernière danse. La vache bouge ainsi cinq à six secondes, puis s’arrête. (...)

Au cœur de l’abattoir breton où il travaille depuis plus de deux mois, Albert assiste à une scène de tuerie ordinaire. Dans cette usine, deux millions d’animaux sont abattus chaque année. La tuerie, ce lieu secret où se passe la mise à mort, est entourée de murs et interdite au public. Mais percer le mystère des abattoirs, c’est justement la mission que s’est fixée Albert, alias Geoffrey Le Guilcher. Le journaliste indépendant s’est fait employer par une de ces entreprises de la mort. Crâne rasé, CV falsifié, passé inventé de jeune maçon fils d’éleveur, Albert Le Guilcher a ainsi travaillé quarante jours sur la chaîne de découpe. À l’arrivée, un livre, Steak Machine, paru le 2 février aux éditions de la Goutte d’or. (...)

une mise à mort sur cinq est ratée. 20 % des bêtes sont mal étourdies ou mal saignées. Depuis la diffusion des vidéos de L214, la question de la maltraitance animale s’est retrouvée sur le devant de la scène médiatique et politique. « Mais très peu de personnes ne sont penchées sur les hommes et les femmes qui tiennent les couteaux, observe Geoffrey Le Guilcher. J’ai donc voulu aller voir si ces usines à viande ont enfanté des hommes-monstres. Aller tenir le couteau avec eux et raconter ces mains qui assomment, tuent et découpent des êtres sensibles toute la journée », écrit-il. Le journaliste choisit un abattoir breton auquel il donne le doux nom de Mercure, afin de préserver l’anonymat des personnes rencontrées. Une entreprise industrielle, qui génère un milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel et abat quotidiennement 600 bœufs et 8.500 porcs. (...)

« Vu la rapidité sur la chaîne, il est impossible de bien faire son boulot »

Dès les premiers jours, il découvre des conditions de travail déplorables. Les giclées de sang, le bruit assourdissant, les odeurs écœurantes, les doigts qui se bloquent, le dos qui se raidit. « Les habitants de Mercure ont muté. Musculature hors-norme au niveau des avant-bras, poignets et mains. Je les appelle des hommes-crabes », raconte-t-il. Au fil des 160 pages de son enquête, il dévoile un univers impitoyable, « viril et taiseux », où les patrons font leur loi. Un lieu « qui crée des handicapés » : « 90 % des salariés souffrent de troubles musculo-squelettiques », nous indique-t-il. En cause d’après lui, la cadence effrénée : une vache saignée par minute. (...)

L’auteur révèle également dans son ouvrage une enquête des Mutuelles sociales agricoles (MSA) bretonnes réalisée entre 2001 et 2004 : le rapport Stivab (santé et travail dans l’industrie de la viande). Les chercheurs y décrivent des conditions de travail physiquement très astreignantes, des contraintes articulaires et posturales, un surcroît de pathologies cutanées, de maladies infectieuses, et un risque accru de cancers. Surtout, le rapport établit un lien entre la cadence soutenue, les méthodes managériales et les problèmes de santé. (...)

« Mais les patrons de la filière viande n’ont pas apprécié l’étude et fait pression pour qu’elle ne sorte pas », rapporte Geoffrey Le Guilcher. Pour tenir la journée et chasser les cauchemars la nuit, les ouvriers recourent régulièrement à des anxiolytiques, des calmants ou des drogues en tout genre. Cette organisation quasi militaire, qui a inspirée Henri Ford lui-même, « mène inéluctablement au traitement indigne des hommes »… et des bêtes. (...)

Car, outre les graves problèmes de santé, ce rythme infernal engendre aussi de la souffrance animale. (...)

un veau sur quatre et une vache sur six quittent la saignée sans être morts. Et c’est bien là le cœur du propos du journaliste : montrer que la souffrance humaine et la souffrance animale sont liées et indissociables. (...)

Les bouchers et les tueurs ne sont pas de mauvais bougres ni des sadiques. Ce sont des gens très humains, défoncés par leur travail. » D’ailleurs, beaucoup quittent rapidement leur poste. Ceux qui restent sont motivés par des primes, la stabilité que procure un CDI mieux payé que la moyenne, et la peur du chômage.
La « lâcheté des élus »

Alors que faire ? La proposition de loi « relative au respect de l’animal en abattoir », adoptée en première lecture par les députés le 12 janvier, ne résout en rien le problème, d’après Geoffrey Le Guilcher. « Ce texte entérine un statu quo, estime-t-il. La vidéosurveillance ne va rien changer, à part accroître la pression sur les salariés : seuls les vétérinaires y auront accès, or ils peuvent déjà se rendre dans les tueries. » Il dénonce la « lâcheté des élus », notamment du ministre de l’Agriculture, qui ont préféré choisir un sparadrap symbolique plutôt que de s’attaquer au fond du problème. Pour l’auteur de Steak Machine, des solutions existent pourtant (...)

Les bouchers et les tueurs ne sont pas de mauvais bougres ni des sadiques. Ce sont des gens très humains, défoncés par leur travail. » D’ailleurs, beaucoup quittent rapidement leur poste. Ceux qui restent sont motivés par des primes, la stabilité que procure un CDI mieux payé que la moyenne, et la peur du chômage.
La « lâcheté des élus »

Alors que faire ? La proposition de loi « relative au respect de l’animal en abattoir », adoptée en première lecture par les députés le 12 janvier, ne résout en rien le problème, d’après Geoffrey Le Guilcher. « Ce texte entérine un statu quo, estime-t-il. La vidéosurveillance ne va rien changer, à part accroître la pression sur les salariés : seuls les vétérinaires y auront accès, or ils peuvent déjà se rendre dans les tueries. » Il dénonce la « lâcheté des élus », notamment du ministre de l’Agriculture, qui ont préféré choisir un sparadrap symbolique plutôt que de s’attaquer au fond du problème. Pour l’auteur de Steak Machine, des solutions existent pourtant (...)

Mais le journaliste pointe également la schizophrénie des consommateurs, qui demandent un meilleur traitement des animaux tout en mangeant de la viande deux fois par jour. « Il faut consommer moins de viande afin que la production ne soit plus industrielle », avance-t-il. Pour lui, l’équation est simple : « Tant que les animaux seront abattus en quantité industrielle, il n’y aura pas de viande propre, et les ouvriers continueront à être traités comme des numéros. » Depuis qu’il s’est essayé au couteau, Geoffrey Le Guilcher est quant à lui devenu « semi-végétarien », car l’odeur émanant du ventre de Mercure, « ce parfum de mort », comme il l’écrit, est restée gravée dans sa mémoire.