
Après avoir reçu des salves de contraventions en 2020 et 2021, de jeunes Parisiens issus de quartiers populaires cumulent des milliers d’euros de dettes. La Ligue des droits de l’homme dénonce un « harcèlement policier » à connotation discriminatoire, ciblé sur quelques rues. Elle a saisi le Défenseur des droits.
En 2020 et 2021, au gré des vagues de Covid, les restrictions sanitaires se sont multipliées en France. Le confinement et ses justificatifs de sortie ont laissé place aux couvre-feux, avec des horaires variables. Par moments, les masques ont été obligatoires dans la rue, malgré l’inefficacité sanitaire de cette mesure.
Les forces de l’ordre étaient chargées de faire respecter ces règles changeantes, avec lesquelles la population s’arrangeait de temps à autre. Si nombre de citoyens n’ont jamais été contrôlés, ne serait-ce qu’une fois en deux ans, d’autres ont cumulé les amendes. Peu de statistiques officielles existent sur la façon dont elles ont été infligées, hormis leur répartition par département.
D’après les informations de Mediapart, la Ligue des droits de l’homme (LDH) a saisi le Défenseur des droits, fin mars 2022, pour dénoncer des « verbalisations ciblées sur certains jeunes de quartiers populaires en voie de gentrification » dans les Xe, XIIe et XIIIe arrondissements de Paris. L’association alerte cette autorité indépendante sur « une sorte de “harcèlement policier” » lié à « l’origine ethnique, réelle ou supposée » des habitants concernés, pour la plupart des jeunes hommes noirs ou d’origine maghrébine. (...)
Ce signalement intervient à l’issue d’une minutieuse collecte de données. La LDH et ses partenaires de terrain ont recensé plus de 250 contraventions infligées à une soixantaine de mineurs et jeunes majeurs entre mars 2020 et juin 2021. Chacun a été verbalisé entre une et trente fois sur cette période, très souvent dans les mêmes rues.
Non-port du masque, déplacement sans attestation, violation du couvre-feu, rassemblement interdit : le montant total de ces amendes dépasse 30 000 euros, sans compter les majorations intervenues par la suite. La plupart des jeunes, issus de familles modestes, ne peuvent pas les payer.
Certains contestent ce qui leur est reproché, l’existence de l’infraction ou celle du contrôle : des policiers qui connaissent déjà leur nom les auraient verbalisés « à la volée », sans leur adresser la parole pour vérifier leurs justificatifs. D’autres assument avoir commis des écarts, mais s’étonnent de recevoir « des amendes en rafale », interprétant cet acharnement comme « un déni de leur citoyenneté ». (...)
Deux minutes de retard à 135 euros
Certaines verbalisations témoignent d’une intransigeance absolue de la part des agents verbalisateurs, voire de vraies anomalies. Plusieurs jeunes sont ainsi verbalisés pour s’être trouvés dans la rue entre cinq et dix minutes après le couvre-feu. (...)
Un autre jeune a même reçu deux amendes pour « rassemblement interdit » en période d’urgence sanitaire, à la même heure et au même endroit. (...)
La pratique des amendes à répétition, plus ancienne que le Covid, reste relativement méconnue. Les associations de défense des droits alertent pourtant depuis plusieurs années sur un détournement de ces outils policiers dans les quartiers populaires, ainsi que sur l’absence de recours effectif contre les pratiques abusives.
Dans le XIIe arrondissement s’exerce une vigilance particulière. Là-bas, dix-huit jeunes avaient déposé plainte dès 2015 pour des mauvais traitements lors de contrôles de police irréguliers. Les policiers ont été relaxés mais l’État condamné pour faute lourde. (...)
« Cette technique de répression aboutit à ancrer des jeunes dans l’économie parallèle » pour échapper aux saisies, estime aussi Nathalie Tehio. À ses yeux, la police serait mieux employée à « remplir sa mission de service public, notamment lutter contre la grande délinquance » qu’à contribuer à « cette régulation sociale » de l’espace public. Dès mars 2021, la LDH, le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France sollicitaient une amnistie pour les amendes Covid, qui n’a jamais eu lieu.
Aline Daillère, doctorante en science politique, travaille depuis plusieurs années sur le phénomène des « multi-verbalisations ». Celles-ci touchent toujours le même public : des jeunes hommes de quartiers populaires et d’origine étrangère (...)
La chercheuse cite le cas « d’un jeune de 17 ans qui, entre fin 2019 et juin 2021, a cumulé 17 000 euros d’amendes ». (...)
En avril 2021, le Défenseur des droits a déjà été saisi par 32 habitants d’Épinay-sous-Sénart, frappés par des amendes à répétition lors du premier confinement. Dans leur cas, ces pratiques se doublent d’un soupçon : la police municipale aurait verbalisé par caméras de surveillance interposées, sans contrôle physique. Dans le courrier adressé au Défenseur des droits, ils soulignent que la crise sanitaire n’a fait qu’exacerber des pratiques « abusives et discriminatoires » préexistantes. Cette requête, elle aussi, est en cours d’instruction.