
Devenue clef de lecture incontestée de la politique mondiale, la « haine de l’Occident » relève pourtant, non d’une évidence inscrite à même les bombes, mais d’une fabrique discursive qui a ses règles et ses acteurs, et d’une conception idéaliste de l’histoire qui empêche toute réponse politique au terrorisme. Tentative pour rouvrir, sous l’interprétation exclusive du conflit, le conflit des interprétations.
Attentats dans le métro de Londres, juillet 2005. Dans les minutes qui suivent, et comme à chaque fois qu’un événement « fait date », c’est-à-dire qu’un fait politique s’impose à tous dans sa brutalité, transcendant du même coup les limites sociales ou politiques ordinaires pour entrer dans une chronologie qui « fera » l’histoire nationale et internationale, s’ouvre, comme presque mécaniquement, le grand marché du commentaire. La grande machine interprétative, la lutte pour l’analyse la plus reprise, la plus influente, la plus tranchée, la plus provocante, se met en place immédiatement en s’appuyant sur l’univers concurrentiel de la presse. Et chaque affirmation, chaque déclaration, prise de position, interprétation des faits ne prétend à rien moins qu’à la légitimité.
La lutte est serrée, d’autant plus que l’enjeu est immense : contrairement à l’univers littéraire, par exemple, dans lequel la production des discours est vouée à une prolifération sans fin, sans hiérarchie et sans sanction, l’univers politique (au sens large) est orienté vers une pratique. Il ne s’agit pas seulement de comprendre le réel mais d’engager, de soutenir ou de dénoncer une politique en fonction d’une interprétation de la réalité : l’explication des faits qui s’imposera comme la plus légitime donnera un cadre à la politique et aux prises de décision qui tiendront elles-mêmes leur légitimité de l’accord obtenu sur l’interprétation de la réalité.
Mais, on le constate chaque jour, le grand marché du commentaire politique est prodigieusement inégal et les chances d’accès à la légitimité de ces discours interprétatifs sont elles-mêmes totalement dissymétriques. Plus les analyses des faits sont opposées aux politiques réelles et réellement mises en œuvre, plus elles sont rares, improbables et, paradoxalement, politiques. Au contraire, plus elles sont en accord avec la vision dominante du monde, plus elles dépolitisent, neutralisent, dénient l’historicité des faits. (...)
une « explication » essentialiste, c’est-à-dire non-historique ou, mieux, anti-historique, des motivations des poseurs de bombes se dessine un peu partout comme l’évidence même :
« Car c’est bien un combat contre les démocraties et ce qu’elles représentent — liberté de mœurs, matérialisme, statut de la femme, séparation résolue du spirituel et du temporel — que mènent les petits groupes de terroristes islamistes [...] c’est toujours le même ennemi, l’Occident, celui des Lumières. Ce sont les Lumières qui menacent la société à laquelle ils aspirent et qu’ils veulent imposer au monde arabo-musulman : une organisation dictatoriale, dirigiste, fondée sur le refus de séparer la mosquée de l’État [...] la haine de l’Occident et de la démocratie survivra à l’évacuation de Gaza »
lisait-on dans Le Monde du 27 juillet 2005. Ainsi, mû par ses seules idées abstraites, et en particulier sa haine de l’Occident, « l’islamiste » n’obéirait qu’à une rationalité minimale et archaïque, figé qu’il serait dans une vision du monde passéiste, aliénée, fermée à toute novation d’ordre politique ou religieux. Cette haine déraisonnable et absurde de l’Occident, est aussi la thèse principale de « l’islamologue » Bernard Lewis, conseiller écouté des néo-conservateurs américains et notamment de Paul Wolfowitz ; pour lui l’Islam entretiendrait une hostilité culturelle, et non pas politique, à l’égard de l’Occident parce que depuis deux siècles « ils » ont perdu leur puissance [2]. Cette très simple et très courte « histoire des idées » est diffusée un peu partout et sous toutes ses variantes : (...)
Mais, en opérant ainsi un déni total de l’histoire réelle, c’est-à-dire des conditions sociales et historiques (notamment coloniales) d’apparition des idées et des « producteurs de pensée », comme le dit Marx, on continue à prétendre que les « islamistes » s’attaquent aux Lumières sans leur appliquer les catégories de la raison. Pourquoi est-il si rare, sur le marché de l’interprétation, de les voir considérés comme des êtres historiques ?
Pourquoi, par exemple, ne retient-on le plus souvent que l’idée d’une irréductible « différence » religieuse entre « eux » et « nous », et non pas celle, très rationnelle, d’une révolte contre ce que « nous » leur faisons ?
Pourquoi l’hypothèse d’une cohérence proprement politique (intolérable, terrifiante par son implacabilité même, mais qui n’est peut-être que la mesure précise de l’oppression subie collectivement et depuis si longtemps) est-elle constamment déniée ?
Pourquoi ne pas considérer, parmi d’autres possibilités interprétatives, que ces « musulmans radicalisés », comme dit la presse, sont entrés en guerre contre les occupations militaires (en Irak, en Arabie, dans les territoires palestiniens), mais aussi contre les humiliations collectives, les dénis d’existence, les racismes ordinaires, les alliances militaires, le « droit » international, etc. ?
Pourquoi les mots de domination économique et culturelle (et ceux qui vont avec — colonialisme, impérialisme) sont-ils si peu prononcés par ceux qui prétendent à l’interprétation légitime du « terrorisme » ?
Pourquoi l’entrée en guerre d’une partie du tiers-monde contre un état des rapports de forces politiques (et militaires) qui lui est extrêmement défavorable reste-t-elle très largement inanalysable, au moins dans les lieux de profération des analyses politiques « légitimes » ?
Sans doute parce qu’il s’agit, à court terme, de justifier les politiques engagées. C’est évidemment pourquoi Tony Blair affirme inlassablement qu’il n’y a aucun lien entre la guerre d’Irak et les attentats de Londres.
Plus profondément parce qu’une très puissante machine à inventer insensiblement un adversaire radicalement différent, unilatéralement caractérisé par sa haine, sa violence, son archaïsme et un mode de pensée brutal, c’est-à-dire prétendument irréconciliable avec le nôtre, s’est mise en marche dans tous les lieux de diffusion de la pensée. Cette machine qui se prétend rationnelle est en réalité un instrument très puissant de conservatisme et d’archaïsme intellectuel et politique. La seule véritable régression est là : dans le refus de considérer l’histoire et surtout l’évidence de la réalité écrasante des rapports de domination sous toutes ses formes. (...)
tenter de restituer une « logique » proprement politique et historique aux effrayantes tueries de Londres ou de Bagdad n’est pas les justifier. Au contraire. Il se pourrait bien que cela soit un moyen de les faire cesser.