
La modernité nous a imposé la vitesse, l’efficacité, en discriminant la lenteur. Prisonniers du temps, nous devons « résister à la modernité », écrit Laurent Vidal. Et devenir des femmes et hommes lents.
(...) Ah ! le temps, clé de l’émancipation. Souvenez-vous de la déflagration des confinements de 2020 : les esprits libérés du joug de l’économie voulaient tout réinventer, le monde d’après, leur vie. Comment s’étonner dès lors que les pouvoirs religieux et séculiers occidentaux aient toujours voulu le contrôler, ce temps ? (...)
avec l’essor du commerce, au tournant des XVe et XVIe siècles, cette « guerre aux lents » va commencer d’investir tout le champ social. Il y faudra la diffusion d’un autre terme, celui de « promptitudo », qui englobe les qualités de vivacité d’esprit et de rapidité d’action. Les premiers traités commerciaux se l’approprient, inventant à travers lui la « figure sociale de l’efficacité », précise Laurent Vidal. L’Église sacralise cette figure, en l’identifiant à une image d’« humanité complète ». (...)
Première étape clé, la découverte du Nouveau Monde. Là, de péché contre Dieu, la lenteur devient un péché contre la société, explique l’auteur, spécialiste du Brésil. Stigmatisés pour leur « paresse » par les colons, les Indiens d’Amérique travailleront jusqu’à ce que mort s’ensuive. À dater de cette conquête sanglante, la discrimination, puis la criminalisation de la lenteur-paresse ne cesseront plus (les premières ordonnances pour forcer « vagabonds, comme gens oiseux » à travailler datent de 1566).
Soutenues, même, par des lettrés et des scientifiques (...)
Cette logique aboutira, conclut Laurent Vidal, aux camps nazis, qui eux aussi parquaient les « paresseux, fainéants du travail du Reich ».
Entre-temps, beaucoup d’images caricaturales auront, il est vrai, façonné les imaginaires — à chaque époque ses « Amish ». Quand le lent du Moyen Âge était représenté par l’escargot — montré poussif et surtout peu ragoûtant : il souillait la Terre de sa bave —, l’Indien sera réduit au hamac, ce « lit pendu en l’air » supposé trahir son inclination « à la fainéante ».
De la Saint Lundi à la samba
C’est au XIXe siècle qu’ont lieu les noces officielles de la vitesse et de l’efficacité. Le Panthéon du Progrès (et du virilisme) s’orne alors d’horloges et de montres-gousset. (...)
avant que Taylor n’invente le travail à la chaîne, le forçat de l’industrie devra se faire automate, s’il ne veut pas rester un « animal puant ». « Les ouvriers ne seront plus des orangs-outans », protestent, en 1831, les canuts révoltés. (...)
Bien que soumises aussi au fouet, au chronomètre, à la menace de la faim et du fusil, les populations n’ont pas cessé de résister. (...)
Pour libérer les corps des cadences répétitives du travail, le jazz, la samba, par exemple, inventeront des rythmes syncopés, doux ou langoureux. En les écoutant, on songe à la longévité invraisemblable de la « promptitudo », plus que jamais vivante avec la déferlante numérique (rapidité-efficience). Et plus que jamais coupable : n’est-elle pas à la source de la Grande accélération climatique (...)
découvrir dans le low (basse consommation) et le slow (lent) une voie privilégiée de résistance, voire de réexistence ? (...)