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Basta !
« Pour qu’il y ait vraiment un “Grand Soir”, il faudrait que la révolution ait lieu à divers endroits du monde »
Alice Zeniter, Comme un empire dans un empire, Flammarion, août 2020.
Article mis en ligne le 14 décembre 2020
dernière modification le 13 décembre 2020

Dans son dernier roman, Comme un empire dans un empire (Flammarion), Alice Zeniter met en scène une génération qui s’engage, entre hacktivisme, ZAD et arcanes de l’Assemblée nationale. Comment parvenir à ce que les choses changent : faut-il rentrer à l’intérieur des institutions ou faire tout le travail de l’extérieur ? À moins qu’il ne soit possible de faire les deux ? Interview politico-littéraire.

Basta ! : Votre dernier roman, Comme un empire dans un empire, évoque plusieurs mouvements sociaux contemporains : les Gilets jaunes, le hacktivisme, mais aussi Nuit Debout ou les ZAD, notamment. Cela reste encore rare de les voir ainsi saisis comme des objets de littérature. Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler dessus ?

Alice Zeniter [1] : Les motivations diffèrent selon les mouvements. Nuit Debout, par exemple, c’est parce que j’y voyais un parallèle avec les Anonymous, notamment dans la manière de s’organiser et de faire collectif : les cercles et les ateliers qu’il y a eus, place de la République, pouvaient ressembler aux forums et aux IRC [Internet Relay Chat, un système de messagerie instantanée, ndlr]. Il y a des figures qui appartiennent en quelque sorte aux deux mouvements : c’est le cas de David Graeber, qui reste hyper présent dans les modes de pensée des pirates et qui a également participé à Occupy Wall Street, puis est venu à Nuit Debout. (...)

Les Gilets jaunes, eux, sont arrivés beaucoup plus par hasard, surgissant en plein processus d’écriture. Je n’avais absolument pas prévu ce mouvement, mais je me suis dit que j’étais obligée de l’incorporer. De fait, il y avait toute sa place, puisque l’une des grandes questions du livre, c’est le doute que l’on peut nourrir à l’égard des politiques institutionnelles et leur capacité à changer les choses. Or les Gilets jaunes nous disent justement qu’ils ne se reconnaissent pas dans la démocratie telle qu’elle fonctionne, qu’ils se sentent à l’écart. (...)

Il y a cette idée de saturation, une sorte de tourbillon des sens dans un monde qui perd toute direction, où on ne sait plus trop où est la gauche, la droite, le haut, le bas, alors même qu’on est sur-sollicité partout, tout le temps, on en a plein les yeux, les oreilles, les poumons, les muqueuses. C’était un défi excitant, grisant, d’écrire sur un quasi présent, sans aucun recul sur le moment. (...)

Cette manifestation constitue d’ailleurs l’un des tournants du récit, lorsqu’Antoine y croise un Gilet jaune victime d’un tir de LBD. C’est une question qui vous touche particulièrement, celle des violences policières ?

Oui, évidemment. Je fais partie de ces gens qui ne vont plus en manif’ parce que cette répression violente les a complètement impressionnés. Ce n’est pas une décision avec laquelle je suis sereine, mais la dernière fois que j’ai manifesté – ce devait être en 2017 – on s’est fait nasser, il y avait eu plein de gaz, j’ai eu trop peur. J’avais espoir, un temps, qu’on puisse retrouver des manifestations plus calmes après la loi Travail, mais en réalité les méthodes de maintien de l’ordre sont restées. Or, derrière cette question des violences policières, que ce soit à travers cette loi Travail ou les Gilets jaunes, se joue quelque chose d’important : on a découvert que la police pouvait, aussi, taper sur les blancs ! Beaucoup de gens ont découvert ce qu’étaient les violences policières parce qu’elles arrivaient à des gens qui leur ressemblaient, et en soi, cette prise de conscience est une grande avancée. Mais elle porte aussi un message bien plus gênant : cela veut-il donc dire que c’était toléré et « acceptable » quand ça arrivait à des personnes racisées ? Et que cela devient un scandale national lorsque c’est un père de famille blanc, de 45 ans ? (...)

La critique des violences policières serait-elle devenue un terreau un peu « inattendu » de convergence des luttes ?

C’est sûr qu’à force de voir ces violences, de plus en plus médiatisées, toucher des gens de profils de plus en plus divers, qu’on ait 18 comme 50 ans, qu’on soit blanc ou noir, qu’on habite la banlieue, une ville de province ou le centre de la capitale… on va tous finir par avoir un alter ego qui s’est fait tabasser ou mutiler ! Si bien que ça pourrait réunir toutes les couches de la population. À part, peut-être, les patrons du CAC 40 ?

« L’ascenseur social comme "l’intégration", c’est ce que la République française aime se raconter. Mais concrètement, dans les actes ? »

Le « transfuge de classe » est un thème qui parcourt toute votre œuvre. Vous mettez régulièrement en scène ce genre de situation : pourquoi cela vous intéresse-t-il tant ?

Parce que pour le coup, j’ai conscience d’en être une. Et j’ai conscience que mon parcours de transfuge de classe valide des fantasmes qui sont repris par des ennemis politiques. Je dois tout le temps me battre contre ça, contre le fait que je peux représenter un exemple de ce à quoi moi-même je ne crois pas. Ce qui, in fine, avilit des politiques qui me tiennent à cœur (...)

Est-ce que moi, j’ai choisi de naître avec des facilités de lecture et d’écriture, plutôt que dyslexique ? Et auprès de parents qui savaient eux-mêmes lire ? Absolument pas, je ne mérite rien ! Et l’école ne reconnaît pas ça, en fait, elle reconnaît surtout le fait de se conformer à un certain nombre de pré-requis. (...)

Qui sont ceux que vous nommez « vos ennemis politiques » ?

Ce sont moins des personnes précises que des systèmes de pensée que je trouve vraiment délétères, propres à déconstruire et à détruire tout ce qui fait la possibilité de la vie en commun. Je peux en lister plein. (...)

Ce qui me tue, c’est qu’on puisse nier qu’on défend des intérêts de classe, et qu’on répète cette légende de « l’égalité des chances ». Comme si, au départ, par la simple force de la volonté, tout le monde pouvait véritablement réussir… Ce discours-là, c’est la seule chose qui permette de faire accepter les inégalités, en les faisant reposer sur la responsabilité individuelle. (...)

J’ai toujours autant envie que les choses changent, mais se pose toujours cette question de comment y parvenir : est-ce qu’on rentre à l’intérieur des institutions, quand bien même on considère qu’elles sont loin d’être parfaites ? Ou est-ce qu’on fait tout le travail de l’extérieur en considérant qu’il est possible de les renverser ? Est-ce qu’il est possible de faire les deux ? J’ai envie de croire à cette idée de « division du travail engagé » autour de laquelle s’articule le livre. Mais au fond, je reste une défenseure de l’État-providence. Dans le livre, je suis d’accord avec Antoine quand il dit qu’évidemment, on peut avoir des tas de doutes sur la volonté de l’État de faire bouger les lignes, mais qu’il y a bien une chose dont on ne peut pas douter, c’est de sa puissance. La puissance de l’État. Il n’y a rien qui est au niveau : le tissu associatif, les actions – même massives – sur Internet, rien n’a la même puissance. Les leviers à la disposition de l’État sont énormes, et j’ai toujours cet espoir qu’il puisse être tenu par des gens plus proches de mes aspirations politiques !

Je ne suis pas vraiment anarchiste, en fait, mais je me dis des fois que c’est peut-être un défaut de vision : les anarchistes peuvent l’être parce qu’ils arrivent à se figurer entièrement un autre mode d’organisation et de relation dans un groupe humain, et j’ai peut-être un défaut d’imagination politique à ce niveau. J’ai l‘impression que tout ce que je peux espérer, c’est une sorte d’amélioration de l’existant… ce qui fait de moi une réformiste, et ça ne me va pas du tout ! (rires) (...)

En tout cas, dans votre livre, vous ne versez pas vraiment dans le mythe du « Grand Soir » révolutionnaire, comme si vous ne désiriez pas en faire une perspective…

Je suis prise dans une aporie, là-dessus. Je me dis à la fois que ce serait la seule solution, et en même temps, qu’il est impossible d’y croire. Pour qu’il y ait vraiment un « Grand Soir », à l’époque de la mondialisation, il faudrait que la révolution ait lieu à divers endroits du monde, cela ne se jouera certainement pas dans un seul pays. Mais comment faire, alors, pour que cela ne se transforme pas en taboulé politique répugnant ? Sans les extrémistes religieux, sans les homophobes, sans les racistes, sans les misogynes, etc. ? J’ai du mal à croire à un mouvement, mondial, qui ne soit pas porté par ces différentes factions, qui existent un peu partout et qui ont prospéré sur la haine des autres. Il faudrait que, partout, arrive au pouvoir un peuple qui a soin de l’entièreté du peuple. Et je n’y crois pas, même si je pense que c’est la seule solution ! Avec mon compagnon, nous préparons d’ailleurs un film qui aborde toutes ces questions, cela s’appelle Avant l’effondrement et le tournage est prévu pour l’année prochaine. (...)

Je ne suis pas très optimiste… mais je ne suis pas non plus écrasée par un pessimisme terrifiant. En réalité, mon premier élan est toujours optimiste, au point que je suis souvent obligée de le calmer pour vérifier sur quoi il se base ! Le temps des élections est toujours un temps de changement possible, même s’il est moindre, donc j’ai l’espoir de voir arriver le moindre changement.

Depuis quelques années, je me demandais si j’allais arrêter de voter, ou non – parce que ce côté « moindre changement » me pesait de plus en plus, je me rendais compte que je n’avais jamais voté par entière conviction. C’est toujours un peu par défaut, comme un pis-aller. J’ai été élevée dans la rhétorique du « il faut voter, même pour voter blanc », et je songeais à faire un pas de côté par rapport à ça, pour voir ce que ça fait, voir si toute ma manière de penser la politique s’écroule au moment où je sors du système de vote. Et là, finalement, je me dis que ce ne sera pas en 2022 que je ferai ce pas de côté. Je vais absolument aller voter, parce que je veux absolument signifier à ce gouvernement à quel point ce qu’il a fait pendant l’exercice du pouvoir a été aberrant.