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non-fiction
Pourquoi désobéir ?
Désobéir de Frédéric Gros - Ed. Albin Michel
Article mis en ligne le 16 octobre 2018
dernière modification le 14 octobre 2018

Cela faisait longtemps que nous n’avions pas vu un intellectuel s’emparer d’un tel sujet avec autant d’aisance et de clarté. Il était urgent de redéfinir la désobéissance — pour une démocratie fragile — d’en rappeler les modalités, les moyens d’action, comme d’évoquer ses incontournables traitements littéraires, philosophiques et historiques. Nous attendions aussi qu’un auteur en conceptualise les grands enjeux éthiques. Pas de méprise : l’essai ne cherche pas à encourager ou prohiber une révolte, mais à interroger selon la vieille tradition socratique l’éthique de son lecteur — au double sens de l’ethos grec : habitude et vertu.

Sans en avoir l’air, l’ouvrage aura donc une vertu pédagogique, philosophique et éthique : il questionnera le rapport du lecteur à sa propre capacité à obéir et lui montrera que l’obéissance ne doit pas être qu’une habitude politique ou sociale, mais bien une décision éthique. Il en va de la cohérence interne à soi, à sa responsabilité et au sens de l’humanité. L’auteur interroge tout un chacun sur le sens de l’interruption du politique, de l’habitude, du conformisme pour réfléchir aux situations où l’obéissance conserve son humanité ou la perd.

L’humanité, si nous la comprenons comme un ensemble d’individus doués de sensibilité et de raison, est peut-être avant tout ce qui permet à cet ensemble de faire communauté : seule l’attention à l’autre et à soi donnera un visage humain à l’ensemble des hommes

. Dans l’horizon de cette humanité, le questionnement de l’obéissance et de la désobéissance est une attitude aussi philosophique que démocratique, si tant est que la démocratie ne désigne pas une forme de régime mais une manière de gouverner et d’être gouverné. Beaucoup de citoyens l’oublient, pensant que critiquer c’est désavouer, que désobéir c’est semer le désordre ; beaucoup se sentent sujets d’une monarchie plutôt que citoyens d’une République. Pourquoi ?

Est-ce si difficile d’assumer sa liberté de penser, de s’exprimer et de vivre ? L’intention du livre est de comprendre cette difficulté : « Ce livre voudrait comprendre, en interrogeant les conditions éthiques du sujet politique, pourquoi il est si facile de se mettre d’accord sur la désespérance de l’ordre actuel du monde, et si difficile pourtant de lui obéir ? » (...)

obéir n’est ni un acquis ni un bien en soi, qu’obéir peut conduire à accepter l’injustice et la violence. Nous ne le savons que trop bien depuis la deuxième guerre mondiale et les génocides du XXe siècle. Nous le savons encore aujourd’hui : la hausse des inégalités socio-économiques, la dégradation de l’environnement ne peut qu’interpeller les réactions. Pourtant, la terre se meurt, des êtres s’appauvrissent, et les hommes se fatiguent sans réagir unanimement. (...)

si plusieurs formes d’obéissance sont toujours envisageables : obéissance aux normes religieuses, sociales, politiques, F. Gros questionne l’obéissance comme responsabilité de soi et de l’autre. Non pas que les conditions socio-économiques et historiques soient négligeables, mais l’auteur en revient à une attitude philosophique traditionnelle, socratique et arendtienne : il s’agit de rappeler aux hommes qu’ils ne sont pas seulement le territoire de multiples influences et déterminismes, mais qu’ils sont aussi ceux qui peuvent ressentir, penser et juger. (...)

en mystifiant le consentement des citoyens à l’autorité, le pouvoir et ceux qui le protègent, rejettent la possibilité de remettre en jeu le consentement. Le sujet désobéissant se trouver renvoyé à son aliénation consentie — pacte masochiste, dont Deleuze a montré l’importance de la contractualité — qui n’est qu’une mystification politique du pacte social. Mauvaise foi ou rappel à l’ordre ? L’auteur n’en pose pas moins la question cruciale : de quoi parle-t-on dans le consentement ? Est-on « d’accord pour obéir aux lois ou pour faire société ? » En ce dernier cas, rien n’empêche les citoyens de rejouer le contrat qui existe toujours dans l’éclat et la concertation de ceux qui ne veulent plus subir d’injustes lois. C’est une des thèses les plus pertinentes de l’auteur : la désobéissance civile « réactualise ce qui n’a jamais existé (le consentement et la signature d’un contrat) et fait surgir ce moment d’origine où un collectif décide de son destin ».

Enfin, F. Gros relance la question infernale : pourquoi certains sortent-ils des rangs ? « Est-ce donc si difficile d’avoir raison contre tous, de demeurer au ras de sa perception élémentaire » ? On a beau comprendre, on ne comprend pas. Du moins, le lecteur commencera-t-il à saisir que, l’essentiel de la thèse avait été annoncé dès le début du livre : juger et désobéir, c’est être au plus près de soi, au plus loin des autres. Désobéir, c’est être seul. (...)

Qu’est-ce qu’obéir dignement et donc désobéir éthiquement ? Avec l’aide de Kant et de sa pensée de l’autonomie, il s’agit de réactiver la notion si cruciale du jugement et de la relier à la désobéissance critique et pratique : penser sans réciter un livre, faire des choix de vie sans un directeur de conscience, se donner des règles de santé sans suivre aveuglément nos médecins. Tout cela ne tient pas à une intelligence profonde mais au courage : courage de la vigilance critique, du doute, des réserves. Avec l’aide de Socrate, il s’agit de penser que la désobéissance ne consista pas seulement dans la fuite des lois, puisque Socrate lui-même accepta la peine de mort. Mais Frédéric Gros remarque par là qu’« accepter la sanction, ce n’est pas forcément la légitimer, mais en faire éclater le scandale ». C’est manifester une force de choix indélégable. Occasion pour l’auteur de souligner qu’il s’agit moins de désobéissance que de dissidence éthique : ne plus parvenir à obéir.

Le collectif n’est pas balayé, mais il importe désormais de réveiller la puissance de jugement de chacun : chacun devrait savoir dire non à l’autre et oui à soi-même. La direction de conscience au nom d’un groupe, du Bien revendiqué, n’a rien d’éthique si l’individu agit sous influence. Le mal revient plus vite qu’on ne le croit, et « Il faut se méfier des majuscules » . (...)

être éthique, c’est se soucier de soi comme un noyau éthique. Il ne s’agit pas du soi des pulsions, des préférences égoïstes, ou de l’originalité, mais ce soi réalisé à partir de la réponse qu’il donne à sa convocation indélégable. N’oublions pas que « notre existence est notre œuvre » conclut Frédéric Gros et que cette œuvre se fait dans le présent du jugement, de l’exigence de vérité, de la réponse donnée à l’autre qui me somme de le regarder.