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« Pourquoi j’ai démissionné du Telegraph », par Peter Oborne
Article mis en ligne le 4 mars 2015

Nous reproduisons un texte publié le 17 février dernier par Peter Osborne, ex-rédacteur en chef du service politique du journal britannique le Telegraph, sur le site OpenDemocracy [1]. Peter Oborne y explique les raisons de son départ du Telegraph, au premier rang desquelles un sous-traitement de la récente « affaire HSBC » (« SwissLeaks »), révélatrice selon lui d’importants conflits d’intérêts qui mettent en danger le travail des journalistes du quotidien. Un exemple exemplaire des menaces qui pèsent au quotidien sur la liberté de la presse et de l’information, au-delà du cas du seul Telegraph (Acrimed).

(...) « Vous n’avez aucune putain d’idée de ce dont vous parlez ! »

Les tirages étaient en nette perte de vitesse quand j’ai rejoint le journal en septembre 2010, et je suspecte que cela ait fait paniquer les propriétaires. Les vagues de licenciements commencèrent, et la direction fit clairement comprendre qu’elle croyait que l’avenir de la presse britannique serait numérique. Murdoch MacLennan, le directeur général, m’invita à déjeuner à l’hôtel Goring près de Buckingham Palace, où les dirigeants du Telegraph aiment faire leurs affaires. Je le pressai de ne pas jeter trop vite la version papier du journal aux oubliettes, indiquant qu’il avait encore un tirage très honorable de plus d’un demi-million d’exemplaires. J’ajoutai que nos lecteurs étaient fidèles, que le journal restait très rentable et que les propriétaires n’avaient pas le droit de le détruire.

Les licenciements continuèrent. Peu après je rencontrai M. MacLennan par hasard parmi la foule de gens qui se recueillaient aux obsèques de Magaret Thatcher et une fois encore le pressai de ne pas négliger les lecteurs du Telegraph version papier. Il répondit : « Vous n’avez aucune putain d’idée de ce dont vous parlez ».

La situation du Telegraph n’a cessé de se dégrader. (...)

Au cours des douze derniers mois les problèmes ont très largement empiré. Le service « étranger » - merveilleux sous la houlette de David Munk et David Wastell – a été décimé. Comme tous les journalistes le savent, aucun journal ne peut fonctionner sans rédacteur efficace. Or la moitié d’entre eux a été virée, et le rédacteur en chef adjoint, Richard Oliver, est parti. (...)

L’arrivée de M. Seiken a coïncidé avec l’arrivée de la culture du clic. Les histoires ne semblaient plus être jugées selon leur importance, leur précision ou leur intérêt pour ceux qui achètent le journal. La mesure la plus importante semblait être le nombre de visites web. Le 22 septembre, le site du Telegraph publia un article à propos d’une femme à trois seins. Un dirigeant désespéré m’a dit qu’on savait l’histoire fausse avant même de la publier. Aucun doute que ce fut publié pour générer du trafic sur le site, en quoi ce fut peut-être une réussite. Je ne dis pas que le trafic sur le site n’est pas important, mais à long terme, cependant, ce type d’épisodes fait beaucoup de mal à la réputation du journal.

Ouvert aux affaires ? [8]

L’affaissement des normes s’est accompagné d’une évolution plus funeste encore. Il a longtemps été évident dans le journalisme britannique de qualité que la branche publicité et la rédaction devaient être tenues rigoureusement séparées. Il est non moins évident qu’au Telegraph, cette séparation s’est effondrée.

À la fin de l’année dernière, je me suis mis à travailler sur le géant bancaire international HSBC. Des musulmans britanniques connus avaient reçu du jour au lendemain des lettres d’HSBC les informant que leurs comptes avaient été fermés. Aucune raison n’était donnée, et il était spécifié qu’aucun recours n’était possible. « C’est comme se faire couper l’eau » me dit une des victimes.

Quand je soumis l’article pour publication sur le site du Telegraph, on me dit d’abord qu’il n’y aurait aucun problème. Lorsqu’il ne fut pas publié, je posai quelques questions. On m’amadoua avec des excuses, puis on me dit qu’il y avait un problème juridique. Quand je demandai au département juridique, les avocats n’étaient au courant d’aucune difficulté. Me faisant plus insistant, un dirigeant me prit à part et dit qu’ « il y [avait] un petit problème » avec HSBC. Je finis par abandonner, désespéré, et offris l’article à opendemocracy qu’on peut lire ici (en anglais).

Je fis des recherches sur la couverture d’HSBC par le journal. J’appris que Harry Wilson, l’admirable « Monsieur finance » au Telegraph, avait publié un article en ligne sur HSBC basé sur un rapport d’un analyste Hongkongais qui prétendait qu’il y avait un « trou noir » dans les comptes d’HSBC. Cette histoire fut rapidement retirée du site du Telegraph, bien qu’il n’y eût aucun problème juridique. Lorsque je demandai à HSBC si la banque s’était plainte de l’article de Wilson, ou avait joué un rôle quelconque dans la décision de le retirer, la banque déclina tout commentaire. On peut lire les tweets de M. Wilson se référant à cet article ici. L’article lui-même, cependant, n’est plus disponible sur le site, comme n’importe quelle personne essayant de suivre le lien s’en apercevra. M. Wilson souleva courageusement le problème en public lorsque M. Seiken se présenta à l’équipe. Il a quitté le journal depuis.

Puis, le 4 novembre 2014, plusieurs journaux rapportèrent un revers pour HSBC, lié à la provision de plus d’un milliard de livres sterling pour compensation des clients, et une enquête pour truquage des marchés de change. Cette histoire fut publiée en bonne place dans le Times, le Guardian, et le Mail, avec un appel en une de l’Independent. J’examinai alors la couverture du sujet par le Telegraph : il avait en tout et pour tout produit cinq paragraphes en page cinq de la rubrique éco.

Les articles sur HSBC révèlent un problème plus large. (...)

Les commentaires du journal sur les manifestions à Hong Kong l’année dernière furent étranges. On aurait attendu du Telegraph plus encore que d’autres journaux qu’il s’y intéresse particulièrement et adopte une position claire. Pourtant (en contraste flagrant avec des concurrents comme le Times) je ne trouvai aucun éditorial sur le sujet.

Au début du mois de décembre, le Financial Times, le Times, et le Guardian ont tous publié des éditoriaux véhéments sur le refus du gouvernement chinois d’autoriser un comité de parlementaires britanniques à se rendre à Hong Kong. Le Telegraph, de son côté, a gardé le silence. Or il y a selon moi peu de sujets qui préoccupent et intéressent davantage les lecteurs du Telegraph.

Le 15 septembre, le Telegraph publia une réaction de l’ambassadeur de Chine, juste avant le lucratif supplément China Watch. Le titre de l’article de l’ambassadeur frisait le ridicule : « Ne laissons pas Hong Kong s’interposer entre nous ». (...)

lundi de la semaine dernière [11], BBC Panorama [12] diffusa son enquête sur HSBC et sa filiale bancaire suisse, alléguant une évasion fiscale organisée à grande échelle, tandis que le Guardian et le Consortium International de Journalistes d’Investigation publiaient leurs « dossiers HSBC ». Tous les journaux prirent immédiatement conscience qu’il s’agissait d’un événement majeur. Le Financial Times en fit des appels de une deux jours de suite, le Times et le Mail le couvrirent largement sur plusieurs pages.

Il fallait se munir d’un microscope pour savoir ce qu’en disait le Telegraph : rien le lundi, six maigres paragraphes en bas à gauche de la page deux le mardi, sept paragraphes noyés dans les pages économiques le mercredi. Le travail du Telegraph s’améliora seulement lorsque l’affaire révéla des déclarations concernant les impôts de personnes liées au parti travailliste.

Après beaucoup de tourments, j’en suis venu à la conclusion que j’ai le devoir de rendre tout cela public. Il y a deux raisons essentielles à cela : La première concerne l’avenir du Telegraph sous la férule des frères Barclay. Cela peut sembler un peu pompeux à dire, mais je crois que le journal est un élément significatif de l’architecture civique de la Grande-Bretagne. C’est la voix la plus importante du conservatisme sceptique et civilisé.

Les lecteurs du Telegraph sont des gens intelligents, raisonnables et bien informés. Ils achètent le journal parce qu’ils ont le sentiment de pouvoir lui faire confiance. Si les priorités des annonceurs peuvent influencer les décisions éditoriales, comment les lecteurs peuvent-ils continuer à éprouver une telle confiance ? La couverture récente d’HSBC par le Telegraph s’apparente à une escroquerie pour ses lecteurs puisque le journal a placé ce qu’il pense être les intérêts d’une grande banque internationale au-dessus de son devoir d’informer ses lecteurs. (...)

Une presse libre est essentielle à une saine démocratie. Le journalisme a un but, qui n’est pas seulement de divertir. Qui n’est pas d’être docile avec le pouvoir politique, les grandes entreprises ou les hommes riches. Les journaux ont un devoir quasi-constitutif de dire la vérité à leurs lecteurs.

Le Telegraph n’est pas le seul en cause en l’occurrence. Les dernières années ont vu émerger des dirigeants qui décident en coulisses quelles vérités peuvent être diffusées ou au contraire tues par les médias dominants.
(...)