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Pourquoi l’Afghanistan est tombée si vite : géopolitique du cimetière des empires
François Malaussena Conseiller politique à l’Assemblée nationale
Article mis en ligne le 22 août 2021

La région du "grand jeu" est une succession d’intrications complexes entre les empires européens, entre les deux blocs de la guerre froide, entre branches de l’Islam, où l’Occident n’arrête visiblement jamais de jouer son grand jeu. (...)

Quand on voit les cartes de l’avancée des talibans, on peut se demander comment malgré des milliers de milliards et 20 ans à former une armée, on perd aussi facilement et aussi rapidement un pays ? (...)

Il est impossible de comprendre l’Afghanistan sans comprendre sa géographie. Le paramètre le plus important, c’est qu’à part le Sud-Sud Ouest désertique, le pays est très montagneux : il faut se figurer la France (le pays est légèrement plus grand), mais avec les Alpes partout. (...)

Ce que signifie ce massif montagneux de l’Hindu Kush, c’est énormément de cuvettes et de vallées entre les montagnes, dont on ne peut sortir en général que par une poignée de défilés. Cette géographie a plusieurs conséquences.

A) De nombreuses ethnies - le pays ayant été un carrefour toute son histoire - constituées de tribus et de clans, qui sont réunies en communautés qui restent assez isolées les unes des autres, ce qui complique l’obtention d’une unité nationale. (...)

B) Une grande difficulté pour un Etat central de construire ce sentiment national, vu la difficulté d’atteindre certains endroits : imaginez devoir faire Lille-Marseille, dans un camion sans direction assistée sur des routes en terre aussi sinueuses que celles des Alpes. (...)

C) Ce qui entraîne un territoire bien plus dur à tenir qu’à oppresser. Ce point est crucial pour comprendre pourquoi autant de ressources n’ont pas permis de venir à bout des talibans. (...)

Pour occuper toute une vallée, il faut énormément de soldats... bien plus que pour l’assiéger. En effet, pour en faire le siège, il suffit de tenir les quelques défilés, ce qui demande bien moins de moyens (humains, notamment).

Il suffit d’y prendre en embuscade ou d’extorquer les convois, pour récupérer argent, vivres et/ou matériaux, et précariser rapidement les habitants de la vallée. Même dans le cas où l’assiégeant ne dispose pas de la main-d’oeuvre nécessaire pour réussir à tenir durablement le défilé, il suffit au pire de transformer la route qui y entre en champ de mines ou de cratères (ou de ruines pour les ponts) pour compliquer la vie de tout le monde dans la vallée. (...)

Il faut à cela ajouter que la reddition ne se fait pas en pure perte, puisque les talibans peuvent proposer vivres, argent, pas de représailles, voire même une place dans leurs rangs, contre la reddition. Dans ces conditions, peu importe la qualité de l’entraînement des soldats, on comprend vite le peu de résistance qui est parfois opposée aux talibans. (...)

Il faut cependant souligner que malgré ce constat, les forces afghanes sont loin d’avoir démérité comme on a pu le lire parfois : sur l’ensemble du conflit, l’armée et la police afghanes ont perdu 27 fois plus d’hommes que les forces américaines... Et notamment, elles ont perdu plus d’hommes cette année que les américains en 20 ans.

Les russes ont à un moment estimé qu’il fallait un million de militaires pour tenir le pays contre son gré, ce qui représenterait les trois-quarts de toute l’armée américaine active aujourd’hui. La force internationale a au mieux atteint 15% de ce nombre, et encore : pas pendant très longtemps. (...)

la coalition a tenté de reconstruire la "ring road", pour connecter toutes les grandes villes du pays.

Prévue pour couter 1,5 milliards, elle en a coûté le double et n’a jamais été vraiment complétée. Surtout, elle n’a pas été entretenue et s’est vite détériorée. Pourquoi ? Parce que dès 2003, l’effort de guerre américain s’est déplacé en Irak, pour y chercher des bombes atomiques inexistantes sur les mensonges de George W. Bush et Dick Cheney. Il a donc fallu engager des mercenaires privés pour protéger les constructeurs de route, ce qui coûte beaucoup plus cher que de faire protéger les chantiers par les armées régulières. Ceci étant, engager des mercenaires privés a permis de faire tomber des fonds américains publics dans des mains privées, tout en limitant les pertes de l’armée, deux choses qui ne déplaisaient pas à tout le monde à Washington. (...)

Un autre élément à avoir en tête à propos de l’Afghanistan, c’est que le pays est enclavé, c’est à dire sans accès aux mers et océans : pour l’envahir et l’approvisionner, il faut entrer depuis un pays voisin. Il convient alors de se pencher à nouveau sur la géographie de la région, cette fois-ci en observant non plus les montagnes dans le pays, mais les montagnes autour du pays.

L’entrée la plus pratique peut sembler être le Turkmenistan. L’inconvénient, c’est que pour entrer par un pays, il faut son accord. Or le Turkmenistan est l’un des pays les plus isolés et les plus opprimés au monde. Il en est de même pour l’Ouzbekistan, même si le pays semble s’ouvrir un peu depuis 2016 (mais on parle d’une guerre démarrée en 2001). L’entrée par la Chine est très loin d’être la plus aisée vu la géographie, l’entrée par l’Iran peut sembler plus simple, mais on imagine mal l’un comme l’autre pays laisser des troupes, notamment américaines, transiter par leurs terres.

Restent alors le Tadjikistan et le Pakistan. Vu le relief, le Tadjikistan n’est pas l’option la plus évidente, mais la France y a quand même utilisé des bases aériennes, à Dushanbe. C’est surtout le Pakistan qui a servi de point d’entrée aux forces internationales. Notamment par la passe de Khyber à l’est, qui a concentré l’essentiel de l’entrée des ressources internationales... lorsqu’elle n’était pas fermée à cause des combats. (...)

Ce qui mène à un problème supplémentaire : le Pakistan est un état souverain, ce qui complique les choses quand il s’agit d’aller y chercher les talibans qui s’y cachent lorsqu’ils étaient repoussés au delà des frontières, le territoire pakistanais leur servant alors de base arrière.

L’Etat pakistanais était bien chargé de s’occuper des talibans lorsqu’ils étaient de son côté de la frontière, mais c’est bien plus facile à dire qu’à faire. Tout d’abord parce que la région reste montagneuse, soit un gruyère de caves. Ensuite, parce que le Pakistan entretient une relation trouble avec les talibans, ils ont notamment été parmi les derniers à arrêter de les financer en 2001. Si cette relation est trouble, c’est parce qu’il n’est pas évident pour le Pakistan de simplement déclarer les talibans comme des ennemis et dédier toutes leurs forces à les éradiquer, pour des raisons de politique intérieure.

Pourquoi ? Parce que quand ils passent la frontière de l’Afghanistan vers le Pakistan, les talibans, majoritairement pachtounes (l’un des groupes ethno-linguistiques de la région), passent de chez eux à chez eux. (...)

Le grand jeu

Parce qu’elle est au carrefour de l’Asie, de la Russie et du Proche-Orient, la région qui va de la mer Caspienne à l’Inde contemporaine a toujours été prisée, elle a donc une histoire riche, et on pourrait remonter aux événements précédents pour expliquer ceux qui suivent sans doute sur plusieurs millénaires.

Puisqu’il faut bien commencer quelque part, commençons lorsque l’Afghanistan acquiert ses frontières modernes, entre 1886 et 1896, après deux conflits contre l’empire britannique en pleine colonisation des Indes. (...)

On a appelé ça le “grand jeu” des empires. (Oui...)

Ce grand jeu se termine avec une série d’accords qui fixent les frontières de l’Afghanistan, qui devient un état tampon entre les Russes, les Anglais et les Perses. Notamment, au Sud Est du pays, c’est la "ligne Durand", du nom du diplomate britannique qui l’a négociée, qui deviendra la frontière entre l’Afghanistan et le Raj britannique, et plus tard, la frontière avec le Pakistan à l’indépendance de ce dernier en 1947. (...)

la ligne Durand, arbitrairement décidée entre les colons britanniques et l’émir qu’ils laissaient s’installer, n’a pas simplifié la géopolitique du Moyen Orient. (...)

Elle a perpétuellement nourri les tensions entre Afghanistan et Pakistan depuis, parce qu’elle est sans cesse remise en cause. C’est sans compter les revendications pour un nouvel Etat juste pour les Pachtounes, le Pachtounistan, qui amputerait Afghanistan et Pakistan, mais aussi pour un éventuel autre nouvel Etat, le Baloutchistan (qui est pour l’instant le nom d’une région du Sud-Ouest du Pakistan).

Est-ce que la région serait pacifiée avec une ligne différente ? Difficile à dire, mais il est en tout cas probable que les choses seraient plus simples. Surtout, peut être que la région, "cimetière des empires", aurait été plus simple à gouverner si l’Hindu Kush avait été l’intersection d’autres pays, plutôt qu’un pays lui même séparant des peuples, résultat d’une construction artificielle pour éviter la collision entre empires disparus depuis.

Puisqu’on est dans l’histoire du pays, continuons, parce que ce n’est pas la dernière fois que les empires ont joué au grand jeu dans la région, et ça aide à comprendre la situation aujourd’hui...

Le cimetière des empires

Le pays a ensuite une histoire mouvementée, mais ni beaucoup plus ni beaucoup moins que n’importe quel autre pays à l’époque (...)

Un an après la révolution de Saur, l’URSS envahit le pays, pour une multitude de raisons : officiellement, ils viennent en aide au régime communiste en place contre les moudjahidines. En réalité, on peut citer bien d’autres raisons, la première étant que l’URSS est expansionniste : comme au temps de l’empire des tsars, la conquête de l’Afghanistan représente toujours une avancée notable vers l’océan Indien. En outre, Moscou a été pris de court par la révolution de 1978, ils l’attendaient plus tard. Si le premier dirigeant communiste leur convient, il est rapidement renversé par un second qu’ils n’apprécient pas, et qu’ils exécutent et remplacent juste après avoir envahi le pays.

Cependant, il n’est pas question que d’expansionnisme et de rivalités de palais : parmi les raisons expliquant l’invasion, l’une d’entre elles est que les Etats Unis y ont appâtés les soviétiques, espérant que l’Afghanistan serait "le Vietnam des Russes". Les Etats Unis espéraient que le conflit s’enliserait et épuiserait l’URSS, tout comme la course aux armements nucléaires ou la course spatiale. C’est l’opération Cyclone. (...)

Lors de l’opération Cyclone et la guerre d’Afghanistan, les Etats Unis, aidés par Israël, l’Egypte et le Pakistan, abreuvent les moudjahidines, les “guerriers de la liberté”, d’armes, d’abord clandestinement puis ouvertement, dans un des nombreux conflits “proxy” de la guerre froide entre les deux blocs. La guerre durera dix ans pour les soviétiques, jusqu’en 1989. Le film "La Guerre selon Charlie Wilson" en raconte les coulisses, mais surtout le premier pêché capital des américains : dans l’une des dernières scènes du film (spoiler alert, évidemment), Reagan et le Congrès américain refusent quelques millions pour reconstruire des écoles en Afghanistan, après avoir dépensé des milliards pour inonder le pays d’armes afin d’épuiser l’URSS. (...)

Ce qu’on sait moins souvent, c’est que l’opération Cyclone n’a pas pris la forme que d’un soutien logistique et financier, mais a aussi consisté en une propagande internationale pour pousser des volontaires de pays arabes à rejoindre la résistance afghane, ainsi qu’en une propagande interne à l’Afghanistan avec par exemple des manuels scolaires d’endoctrinement religieux conçus par la CIA.

Ce qu’on sait moins souvent aussi, c’est que le Royaume Uni, l’Arabie Saoudite et la Chine ont eu des programmes similaires à l’opération Cyclone. Le Royaume Uni, probablement pour lutter contre la menace et/ou l’influence communiste au Pakistan et en Inde, membres du Commonwealth. L’Arabie Saoudite, parce que les communistes étaient férocement anticléricaux, et parce que les moudjahidines étaient majoritairement sunnites, leur victoire permettait donc de prendre en sandwich l’Iran et l’Irak chiites. La Chine, communiste, pour affaiblir l’URSS, son rival et voisin. Le “grand jeu” à nouveau… (...)

Après la défaite et le départ des russes en 1989, la guerre civile entre les moudjahidines et le gouvernement communiste afghan continue et ce dernier tombe en 1992. Cependant, il est important de comprendre que les moudjahidines n’étaient pas un seul bloc homogène, mais un attelage de différents groupes ethniques et de factions politiques à l’intérêt temporairement commun, pas tous armés par les mêmes puissances (et pas tous devenus talibans, d’ailleurs). Après la chute du gouvernement communiste, ces différents groupes se disputent le pouvoir jusqu’en 2001 dans une guerre civile sanglante qui voit toujours des déplacements massifs de réfugiés.

(Profitons de l’occasion pour rappeler que les réfugiés et migrants, pour l’écrasante majorité, ne viennent pas dans les pays européens, mais vont dans les pays à côté des leurs, dans l’espoir d’un jour retrouver leur terre natale.) (...)

Parmi les différentes factions émergent les talibans (le mot est le pluriel de "talib", qui signifie “étudiant” en arabe classique, au sens de “personne qui étudie, érudit”, pas au sens de “jeune à la fac”. Ainsi, formellement, on devrait écrire « les taliban » sans « s » à la fin), probablement grâce à des financements de l’Arabie Saoudite et/ou du Pakistan. Parce qu’ils promettent de mettre fin au chaos de la guerre civile en matant les seigneurs de guerre moudjahidines, et restaurent une forme d’ordre et de sécurité juridique par l’application de la charia, ils acquièrent des soutiens toujours plus nombreux qui, en 1996, leur permettent de prendre Kaboul.

En 2001, les USA envahissent le pays pour éliminer Al Quaïda (qui signifie à l’origine "la base", au sens de "base d’entraînement des moudjahidines"), une des organisations de la galaxie talibane, responsable de l’assassinat du commandant Massoud (l’un des chefs de guerre moudjahidines, principal dirigeant du Front Uni contre les talibans, l’Alliance du Nord) et des attentats du 11 septembre, évidemment, mais aussi de nombreux autres attentats jusque là surtout anti-américains.

A cet égard, remarquons qu’on caractérise souvent mal Al Quaïda : c’est certes un mouvement fondamentaliste religieux, mais c’est avant tout une réaction à l’impérialisme, d’abord russe, puis américain/occidental. Cela ne signifie bien entendu pas que ça justifie quoi que ce soit dans leur action, mais que lorsque certains ont prétendu qu’ils souhaitaient un califat islamique sur toute la planète, ceux là se trompaient (ou trompaient leur audience) : Al Quaïda ne dirait sans doute pas non à un tel projet, évidemment, mais ce n’était pas leur objectif premier (idem pour les talibans).

Après 2001, les talibans sont vite battus, un peu pour les mêmes raisons qui expliquent qu’ils ont vite récupéré leur terrain ces derniers mois d’ailleurs : à cause de sa géographie, le pays est bien facile à conquérir qu’à tenir face à des conquérants. Et on arrive au point où nous en étions tout à l’heure, lorsque George W. Bush, après cette victoire facile, plutôt que de reconstruire, a réorienté les ressources pour dynamiter l’Irak en 2003 et y créer le vide politique qui permettra l’apparition de Daech (mais c’est une autre histoire). (...)

Ensuite, Obama renforce massivement la présence militaire américaine en 2009, mais après que Ben Laden a été tué en mai 2011, l’opinion américaine ne suit plus, et les Etats Unis amorcent leur retrait dès juin, pivotant vers un soutien du gouvernement afghan et arrêtant les combats actifs. La force internationale suit. (...)

Conclusion(s)

Lorsque j’ai eu à travailler sur le pays en 2013, la situation paraissait déjà inextricable : en gros, c’était soit investir 1 000 fois plus que ce qu’aucun pays n’était prêt à faire, soit quitter le pays, avec un risque non négligeable qu’il retombe dans le chaos. La reprise du pouvoir par les talibans était-elle inévitable ? Difficile à dire, il est de toute façon trop tard pour espérer une fin alternative.

Néanmoins, il faut dire que, si une fin alternative a un jour été envisageable, la fin qui s’est déroulée sous les yeux du monde ces derniers jours était intégralement prévue (même si elle est allée plus vite qu’imaginée par les Etats Unis).

En effet, en février 2020, Donald Trump a signé, sans le gouvernement afghan, un accord avec les talibans, l’accord de Doha. Cet accord organise la protection des américains pendant leur départ, et, tacitement, la reprise du pays par les talibans. L’accord fait libérer 5400 prisonniers talibans en échange de la libération de 1000 soldats afghans prisonniers et de 7 jours de cessez-le-feu. Ensuite ? Plus une seule attaque contre les forces de la coalition internationale, mais une explosion des attaques contre les forces afghanes : on l’a dit, l’armée afghane a perdu plus d’hommes cette dernière année que les américains depuis 2001.

C’est cet accord qui explique que les occidentaux soient aujourd’hui relativement en sécurité à Kaboul, comme cette journaliste de CNN ou les ressortissants français ou protégés par la France, alors que les talibans contrôlent le pays : ils savent que s’ils tuent un américain, ils risquent de retourner l’opinion américaine et voir la cavalerie revenir.