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Mediapart
Pourquoi la décroissance est devenue l’ennemie publique numéro un du pouvoir
#decroissance #alternatives
Article mis en ligne le 30 mai 2023

Le rapport sur la transition écologique rendu lundi par l’économiste Jean Pisani-Ferry, longtemps proche d’Emmanuel Macron, s’inscrit dans un mouvement plus large de disqualification du concept de décroissance. Ces efforts reflètent une position de faiblesse des puissants, qui doit encore être exploitée politiquement.

« La décroissance, voilà l’ennemie ! » Tel est désormais le mot d’ordre de tout ce que la France et l’Europe comptent de dirigeantes et dirigeants politiques, économiques et médiatiques. Face à la crise écologique, sociale et géopolitique qui secoue la planète, la priorité serait désormais de sauver la croissance du PIB, qui, soudain, devient synonyme de bien-être, de développement et même d’humanité. (...)

Ainsi, le premier ministre belge, Alexander de Croo, libéral flamand allié au niveau européen à Emmanuel Macron, a, lundi 22 mars, devant des patrons allemands, fustigé la décroissance comme « complètement contraire à la nature humaine ». Une « nature humaine » que l’Open-VLD, le parti libéral flamand, semble donc mieux connaître que deux millénaires et demi de philosophes qui hésitent encore sur sa définition.

Mercredi 24 mai, un des blogueurs économiques les plus influents aux États-Unis, Noah Smith, publiait un texte sur le danger de la décroissance titré : « nous ne pouvons pas laisser la décroissance advenir ». Et pointait l’influence néfaste selon lui du mouvement décroissant en Europe.

Deux jours plus tôt, à Paris, l’économiste proche du pouvoir Jean Pisani-Ferry présentait à la première ministre, Élisabeth Borne, un rapport de France Stratégie qu’il a coordonné sur les « incidences économiques de la transition écologique ». Rapport qui a toutes les chances de disparaître du débat public aussi vite qu’il est apparu, puisque le gouvernement a déjà fermé la porte à la plupart des propositions du rapport, notamment à la taxe sur le patrimoine. (...)

Mais l’intérêt de ce texte est peut-être ailleurs : là encore, toute l’introduction du rapport vise à écarter l’option de la décroissance, qui « supposerait d’annuler la majeure partie des gains de revenus réels des derniers siècles ». L’argument est bien connu et a d’ailleurs été synthétisé dans une formule devenue célèbre d’Emmanuel Macron : la décroissance serait une logique « amish », du nom de cette secte protestante états-unienne essayant de vivre comme au XVIIe siècle.

Jean Pisani-Ferry conclut que « ce n’est pas par la décroissance que l’on atteindra la neutralité climatique ». Tout le monde est donc soulagé. À commencer par Dominique Seux, éditorialiste de France Inter et des Échos, qui, dans sa chronique du mardi 23 mai, pouvait proclamer que « croissance et décarbonation sont compatibles » et que « ce sont clairement les plus pauvres qui [...] seraient les victimes » de la décroissance. Autrement dit, fermez le ban, la décroissance est une lubie ; place aux savantes modélisations des macro-économistes pour nous expliquer comment la croissance va nous sauver.

Avant d’examiner ces arguments, il convient de rappeler qu’ils ne sont pas anodins. Voici encore quelques années, la « décroissance », ou plutôt la sortie de la croissance, était une option qui ne semblait pas valoir une ligne dans un éditorial de Dominique Seux. Désormais, l’option est discutée au plus haut niveau, certes pour tenter de l’écarter, mais ce fait est significatif. En réalité, la question de la décroissance se pose.

Poussée de la décroissance

La sortie d’Alexander de Croo survient une semaine après un colloque au Parlement européen intitulé Beyond Growth (« Au-delà de la croissance ») et qui a pu poser les bases d’un abandon de l’obsession de la croissance. Ce type d’événement ne tombe pas du ciel. C’est aussi le fruit d’un travail scientifique de long terme porté par Éloi Laurent, Kohei Saito ou Tim Jackson, et popularisé en France, par exemple, par Timothée Parrique, auteur du best-seller Ralentir ou périr (Le Seuil, 2022).

Devant la gravité de la crise, ces pensées, tout aussi respectables et rigoureuses que celles d’un Jean Pisani-Ferry qui, depuis des années, ne fait qu’accompagner le désastre d’un capitalisme de bas régime destructeur et socialement répressif, ont naturellement gagné du terrain. Et c’est précisément pour cette raison que les défenseurs de la croissance doivent, en retour, présenter des solutions alternatives.

À y regarder de plus près, néanmoins, on sent bien que les adversaires de la décroissance sont quelque peu gênés aux entournures. En réalité, ils n’engagent guère la discussion avec cette nouvelle école de pensée qui, par ailleurs, est assez diverse. (...)

Dans la nouvelle division internationale du travail, les pays dits « avancés » sont centrés sur une petite frange de l’industrie et s’attachent principalement à la production de services. Cela réduit naturellement l’émission directe de CO2, mais cette organisation autour des services n’est possible que dans le cadre d’un système mondialisé. (...)

Autrement dit, il est inconsistant, dans l’organisation actuelle du capitalisme, de limiter ses statistiques d’émissions de CO2 à la France et même aux pays avancés. (...)

Lorsque la croissance reste forte, comme dans les pays asiatiques, les émissions sont encore très fortes. Autrement dit, il semble difficile de ne pas sacrifier la croissance à la baisse des émissions (...)

ce qui menace notre mode de vie et notre niveau de vie, ce n’est pas la décroissance, c’est avant tout la crise écologique. Lorsque l’eau sera rare et les températures régulièrement proches des 50 degrés, lorsque la disparition des insectes atteindra la production de nourriture, chacun pourra alors mesurer l’intérêt d’avoir préservé sa capacité de disposer d’un véhicule individuel, d’un smartphone ou d’un écran géant pour regarder des séries états-uniennes.

La logique de décroissance ou plutôt de « non-croissance » permet d’adapter son mode de vie à une activité soutenable sur le plan écologique et de le faire dès maintenant. Cela suppose une nouvelle organisation économique et sociale, et des choix conscients de ce qui est préservable ou non. Dans ce cadre, la décroissance ne propose pas de baisser le niveau de vie mais, au contraire, de l’organiser autrement (...)

Contrairement au discours répandu à dessein, la décroissance n’est pas la récession. Elle ne suppose pas la misère mais, au contraire, la solidarité renforcée. (...)

ce n’est pas le moindre des paradoxes de la position des économistes dominants que de vouloir à tout prix sauver un système de croissance au moment même où le système capitaliste peine à produire de la croissance et montre les limites économiques de cette logique. Depuis un demi-siècle, le rythme de croissance n’a cessé de se réduire. À chaque crise, on connaît un décrochage violent et irréversible de la tendance précédente. Et, parallèlement, cette faible croissance produit plus d’inégalités et aggrave la crise écologique. (...)

Les économistes dominants sont incapables de répondre à cette crise profonde du système de croissance. Alors ils proposent une fuite en avant avec des « réformes » pour revenir à un rythme « acceptable » de croissance : la réduction des protections accordées aux travailleurs, la baisse des impôts, l’illusion du solutionnisme technologique ou encore les investissements publics. Mais la crise est celle du modèle global de croissance et de son mode de mesure. Non seulement la croissance produit des désastres écologiques, mais elle ne peut même plus tenir ses promesses dans la logique capitaliste. (...)

Lire aussi :

 (Reporterre)
La décroissance profitera aux pauvres

La croissance économique n’a pas permis à tout le monde de manger et elle ravage la planète. La décroissance est une nécessité, selon les auteurs de cette tribune, et seuls les privilégiés ont quelque chose à y perdre. Les victimes du capitalisme verront en revanche leur sort s’améliorer et leurs besoins mieux satisfaits. (...)

Pour comprendre que la dé/croissance leur (nous) profitera, il faut d’abord la définir : dans un article récent, l’économiste engagé pour la décroissance Timothée Parrique la définit ainsi : « Une stratégie qui consiste à réduire le métabolisme biophysique de l’économie, plafonner l’accumulation de la richesse, simplifier les besoins et décentraliser le pouvoir au profit des citoyens. » (...)