
« D’un point de vue humanitaire, et dans la perspective de renforcer notre indépendance, et sur le plan économique, le problème démographique est le plus important. » Telles que prononcées en novembre 2021 lors d’une conférence de presse, alors que l’invasion de l’Ukraine se préparait déjà, ces paroles rapportées par le Financial Times sont de Vladimir Poutine.
Les milliers de soldats perdus au combat ? Les centaines de tanks détruits par les forces ukrainiennes, les avions abattus par dizaines, l’échec patent du plan stratégique initial, le vent de ridicule balayant les armées russes ? Les sanctions économiques vigoureuses, la mise au ban des nations, les souffrances de son peuple ? Telles n’étaient alors pas les sueurs froides qui empêchaient le président russe de trouver le sommeil : son cauchemar à lui, c’est la démographie.
Comme il l’expliquait alors, et comme le redit le quotidien britannique, le taux de natalité de l’ex-URSS s’est littéralement effondré dans les années 1990, créant un trou d’air démographique dans les jeunes générations très problématique pour l’économie du pays, son présent comme son futur, immédiat et plus lointain.
Bien sûr, la guerre n’a pas arrangé les choses, bien au contraire : autant que les sanctions, c’est possiblement l’amplification de ces bouleversements démographiques qu’elle provoque qui pourrait finir par mettre le pays à genoux, et ce plus vite qu’on ne le pense.
« Avec ce conflit fou, Poutine se tire une balle dans le pied, explique ainsi au FT Ilya Kashnitsky, démographe pour l’Interdisciplinary Centre on Population Dynamics au Danemark. Les plus grandes pertes ne viendront pas de la guerre, mais d’une crise économique profonde en Russie. »
Il y a d’abord les morts de la guerre, bien sûr. Le chiffre exact est difficile à déterminer, la Russie conservant une épaisse chape de plomb sur son « opération spéciale », mais les armées russes compteraient entre 7 et 15.000 morts selon une estimation faite le 24 mars par l’OTAN, le gouvernement ukrainien plaçant quant à lui le chiffre à plus de 18.000.
Il s’agit ici des décès. Les hommes mis hors de combat, gravement blessés, mutilés ou traumatisés à vie, inaptes aujourd’hui au combat comme demain à une vie normale, sont sans doute beaucoup plus nombreux.
Fuite des cerveaux (...)
Dans les quatre semaines ayant suivi l’invasion de l’Ukraine, et selon les chiffres recueillis par le Financial Times, le pays aurait ainsi perdu entre 50 et 70.000 de ces têtes bien faites, malgré la décision d’exempter le secteur de la tech de la conscription obligatoire pour tenter de juguler cette émigration massive. (...)
« Il y a clairement une émigration à un rythme et sur une échelle que nous n’avions jamais vue auparavant », confirme le démographe indépendant Alexey Raksha. D’autres pays se frottent les mains, prêts à accueillir ces jeunes gens souvent très bien formés pour grossir les rangs de leurs propres secteurs de la tech. C’est notamment le cas d’Israël, qui a mis en place des procédures accélérées pour favoriser l’immigration de certaines catégories de travailleurs.
Entre les conscrits perdus pour une jeune force de travail déjà malmenée par la natalité en chute libre depuis les années 1990, et ces dizaines de milliers de départs, la guerre est donc un désastre à mèche lente pour l’économie russe. (...)
Il s’ajoute en outre, comme le note le Financial Times, aux ravages qu’avait causés le Covid-19 dans le pays. (...)
La situation économique comme politique et morale du pays, surtout, pourrait pousser les récents émigrés à ne jamais vouloir revenir au bercail. Avec cette guerre terrible, la Russie n’a donc pas seulement ravagé l’Ukraine : elle s’est peut-être aussi privée de son propre avenir.