
Des sondages faussement neutres et vraiment orientés, des éditoriaux agressifs et donneurs de leçon, des bavures médiatiques, des indignations publiques à géométrie variable (suivant que vous serez puissant ou misérable, blanc ou noir, catho-laïque ou musulman), des inventions lexicales faussement bienveillantes (comme la mixité ou la diversité) ou franchement malveillantes (comme le communautarisme et la repentance), des évolutions idéologiques inquiétantes (la lepénisation, le sarkozysme, l’islamophobie et ses déclinaisons faussement « laïques-et-féministes »), et enfin la radicalisation et la « décomplexion » du racisme, du sexisme et du mépris de classe : voilà de quoi, entre autres, il est question dans le recueil Les mots sont importants, dont voici l’introduction.
À côté des raisons biographiques ou sociologiques qui expliquent notre intérêt pour le langage et notre goût pour la critique, les raisons politiques qui nous ont poussé à investir le champ de la critique du langage, et plus spécifiquement de la langue des dominants, n’ont au fond rien d’original ni de nouveau. Georges Orwell, dès les années 1940, les expliquait avec force :
« À notre époque, les discours et les écrits politiques sont pour l’essentiel une défense de l’indéfendable. Des événements comme la continuation de la domination britannique en Inde, les purges et les déportations en Russie, le lancement de la bombe atomique sur le Japon, peuvent bien sûr être défendus, mais seulement avec des arguments que la plupart des gens ne peuvent pas reprendre à leur compte, et qui ne s’inscrivent pas dans les buts professés par les partis politiques.
Ainsi le langage politique consiste-t-il pour une grande part en euphémismes, pétitions de principe et pure confusion. Des villages sans défense sont bombardés par l’aviation, les habitants sont chassés vers la campagne, le bétail est passé à la mitrailleuse, les maisons sont incendiées : on appelle cela pacification. Des millions de paysans se font voler leur ferme et sont jetés sur les routes avec pour seul viatique ce qu’ils peuvent porter : on appelle cela transfert de population, ou rectification de frontière. Des gens sont emprisonnés pour des années sans jugement, ou abattus d’une balle dans la nuque, ou envoyés mourir du scorbut dans les camps de bûcherons de l’arctique : on appelle cela élimination des éléments suspects. Une telle phraséologie est nécessaire pour susciter les images qui leur correspondent. (...)"