
Le secteur touristique mondial vole de record en record. Mais, derrière les injonctions à « faire » tel ou tel pays pour être moderne, le tourisme épuise le monde « impitoyablement », comme l’explique Rodolphe Christin dans son « Manuel de l’antitourisme ».
L’auteur est sans illusion. Même réédité après un premier tirage honorable, son essai, Manuel de l’antitourisme, « n’a pas encore infléchi le mouvement du monde » pas plus qu’il n’est entré « au panthéon de la pensée critique. Il faut s’y faire, il n’aura pas le destin des Manifeste du Parti communiste et autre Discours de la servitude volontaire », écrit-il avec une pointe d’ironie.
Le débat qu’il rouvre ne manque pourtant pas d’intérêt. Il concerne le tourisme, son poids économique, l’empreinte qu’il exerce sur l’environnement et les sociétés, son devenir entre tourisme de masse et tourisme durable… Dans ce court essai foisonnant, écrit d’une plume alerte, il est question d’économie, d’anthropologie, de la mondialisation… Le géographe Élisée Reclus est cité comme témoin. L’écrivain Jean-Marie Le Clezio est appelé en renfort tout comme Ivan Illich ou l’ethnologue Marc Augé.
Si l’on s’en tient au volet économique, le tourisme est un marqueur du monde contemporain né avec les congés payés. Il s’est fait une place au même titre que le numérique ou les sports. Même les mots portent témoignage de son succès. Il ne suffit plus d’« être en vacances » ; il faut « partir en vacances », « faire le Japon ou le Costa Rica » pour être moderne. C’est une injonction !
Le tourisme est un « parasite mondophage » (...)
ne autre réalité émerge, que Rodolphe Christin s’emploie à étaler sous nos yeux avec la précision et le sérieux d’un huissier de justice. Elle est autrement plus sombre. Le tourisme, écrit-il, est un « parasite mondophage », et le touriste un être paradoxal, qui « déclare son amour à cette planète qu’il visite dans ses moindres recoins et, ce faisant, qu’il contribue à épuiser impitoyablement ».
Ce n’est pas qu’une question de CO2 et de gaz à effet de serre, insiste l’auteur — touriste un peu honteux de l’être encore à l’occasion. Le tourisme, écrit-il, est par essence destructeur, et le touriste un insatisfait perpétuel qui « surfe, zappe, naviguant au gré de ses envies géographiques […] mu par le désir vague de renouveler ses sensations grâce au mouvement dans l’espace à condition que [la nouveauté] soit inoffensive ».
Participer à la mise à mort d’un fragment de civilisation
L’affaire est entendue avec le tourisme de masse et la standardisation qu’il implique. Que le pourtour de la mer Méditerranée, par exemple, lieu de rendez-vous plébiscité par les touristes de la terre entière, agonise lentement, que sa muséification soit presque achevée, que Venise soit à l’article de la mort, que Barcelone cherche à réduire les bataillons de touristes, tout ceci est une évidence sur laquelle Christin ne s’attarde pas.
Sa cible principale est ailleurs. Les pages les plus stimulantes et les plus incisives de l’essai concernent le « tourisme durable, équitable » qui, à l’inverse du tourisme de masse, se veut respectueux des lieux et des hommes. Illusion, clame Christin. Aller admirer un monument chargé d’histoire, partir à la rencontre d’un peuple premier, se fondre dans une caravane de chameaux n’est pas moins critiquable qu’aller passer une semaine à Marrakech ou à Bali. C’est, dans tous les cas, participer à la mise à mort d’un fragment de civilisation ou, pire, se retrouver face à un fantôme.
On l’aura compris : Rodolphe Christin dresse un bilan négatif du tourisme tel que l’Occident l’a inventé au XIXe siècle. (...)
D’où son éloge, non pas du touriste mais de son contraire, le voyageur, et plus précisément du voyageur adepte de la lenteur et des moyens de transport doux, décidé à privilégier le chemin à la destination, à ne laisser aucune trace de son passage… Un voyageur philosophe en quelque sorte.
