Il avait fallu des décennies pour consolider l’Etat grec et en unifier le territoire. En quelques mois, la crise a sapé les fondements du premier, et les privatisations ont fragmenté la géographie du second.
(...) en période d’austérité, barrières et discontinuités spatiales se renforcent. En deux ans, la privatisation des compagnies de transport nationales, la suppression de huit lignes ferroviaires majeures, la diminution des subventions publiques destinées à assurer les liaisons entre le continent et les petites îles (1), la hausse du prix des tickets et de l’essence (2), combinées à la diminution des revenus, menacent d’accentuer les inégalités territoriales.
A l’embouchure du golfe de Corinthe, les passagers accoudés au bastingage du navire reliant la péninsule du Péloponnèse au nord du pays observent les quelques voitures qui, filant d’une rive à l’autre, les doublent par les airs. Fichés dans la mer, quatre piliers massifs, au-dessus desquels se déploient en éventail des haubans blancs filiformes, supportent le tablier du pont de Patras. L’ouvrage, l’un des plus longs d’Europe, devrait permettre de franchir le golfe, de part et d’autre duquel s’étend l’agglomération. Mais à 26 euros l’aller-retour, soit une journée de salaire moyen, peu nombreux sont ceux qui peuvent s’offrir le luxe de l’emprunter. Financé par l’Etat et par un prêt de la Banque européenne d’investissement, l’ouvrage est exploité par une filiale du groupe français Vinci, titulaire d’une concession de quarante-deux ans.
Un modèle de
« croissance économique par dégradation »
Inexorablement, l’austérité conduit au réaménagement du territoire grec. Préposé à la liquidation des actifs publics, le Hellenic Republic Asset Development Fund organise la vente du pays à la découpe. Eau, électricité, autoroutes, ports (lire Modèle social chinois au Pirée), tous les réseaux sont mis à l’encan. (...)
Mêlant complexes touristiques et commerciaux, les grands projets d’aménagement comme celui de Helleniko pullulent dans le pays. Fonctionnant comme des enclaves, ils captent les investissements et renforcent la polarisation du territoire. Ici, le gouvernement envisage la création de zones franches (4) ; là, il relance l’exploitation des ressources minières et la prospection de gisements pétroliers, sans considération pour les écosystèmes. Aux yeux de l’économiste Yannis Eusthathopoulos, de telles politiques dessinent un modèle de « croissance économique par dégradation » reposant sur la concurrence territoriale par le « dumping social, fiscal, environnemental et intergénérationnel ».
Dans certains quartiers du centre-ville d’Athènes, un tiers des commerçants ont été contraints de fermer boutique en raison de la chute de la consommation intérieure. Derrière les vitrines blanchies, un silence poussiéreux recouvre déjà les vestiges d’un magasin de meubles, d’un salon de coiffure. Sur les façades, une kyrielle d’affichettes rouge et jaune proposent à la location ou à la vente des milliers d’appartements désertés. (...)
Depuis 2003 et l’adoption de ce texte, en vertu duquel un migrant clandestin entré en Europe par la Grèce et arrêté dans un autre Etat de l’Union européenne est automatiquement reconduit à Athènes, Patras s’est transformée en un cul-de-sac européen (13) : « Il est maintenant plus facile d’entrer en Grèce que d’en sortir ! »
En période de récession, la concentration d’étrangers dans la ville exacerbe le fanatisme de certains. En mai 2012, une milice armée de quartier, épaulée par le parti néonazi Aube dorée, a agressé les migrants de la ville. En intégrant dans son gouvernement l’Alarme populaire orthodoxe (LAOS), le premier ministre socialiste Lucas Papadémos (novembre 2011 - mai 2012) a légitimé les formations d’extrême droite, qui, depuis la chute des colonels en 1974, avaient été mises au ban de la vie politique. Prise en août 2011, la décision de construire un mur à la frontière avec la Turquie a fait le reste, en conférant une dimension spectaculaire et militaire à la politique migratoire du pays. (...)