
C’est le monde à l’envers : alors que tous les experts, y compris officiels, s’accordent pour démanteler des barrages dans la Manche, la ministre de l’Environnement s’y oppose. Le démantèlement permettrait de rendre la rivière à sa vie naturelle. Mais Mme Royal préfère produire de l’énergie.
Au début du XXe siècle, en plein développement de l’hydroélectricité sur les cours d’eau français, le département de la Manche a construit deux grands barrages sur la Sélune. Ce petit fleuve côtier de 91 km de longueur, aux limites de la Normandie et de la Bretagne, se jette dans la Baie du Mont Saint Michel, inscrite au Patrimoine Mondial de l’Humanité.
A l’époque, le fleuve abritait une abondante population de saumons atlantiques comme le montre le travail du géographe Olivier Thomas. En 1825, onze pêcheries étaient réparties sur l’ensemble du bassin, y compris dans la partie haute où le saumon était historiquement bien présent. La ville d’Avranches avait même pris depuis des siècles ce poisson comme emblème, et l’on retrouve le saumon sur les armoiries du Mont saint-Michel. Les remontées annuelles de milliers de ces voyageurs constituaient une richesse locale appréciée, tant par les pêcheurs professionnels que par les amateurs, qui venaient de fort loin pour capturer ce poisson magnifique. (...)
Mais le pays, au lendemain de l’effroyable guerre de 14-18, avait besoin d’énergie. Les ouvrages de La Roche qui Boit (1919, 16 mètres de hauteur) et de Vézins (1932, 36 mètres de hauteur) ont donc été construits, cumulant 14 mégawatts de puissance et fournissant 25 gigawatt-heures d’électricité aux villes et usines du secteur. (...)
Aujourd’hui, le contexte a changé. Partout, les populations de poissons migrateurs ont profondément régressé et la question de la restauration de la biodiversité occupe désormais les consciences. Près de 100.000 barrages de toutes natures barrent les rivières du pays. L’offre énergétique est pléthorique, conduisant à de multiples gaspillages. Souvent qualifiée de "verte", la production d’énergie hydro-électrique, par la présence des barrages, pose de sérieux problèmes à l’écologie des rivières qui, pour simplifier, sont faites pour couler librement. Les barrages, en fragmentant les cours d’eau, les transforment en suites de retenues d’eau dormante, modifient en profondeur leur équilibre biologique, rompant ce qu’on appelle leur « continuité hydrologique et écologique ». Les espèces comme les saumons, mais aussi les anguilles, les aloses, les truites de mers, les lamproies ne peuvent remonter vers l’amont pour assurer une partie de leur cycle biologique, et leurs populations s’effondrent. Tout aussi préoccupant, les sédiments, les sables et les graviers nécessaires au bon fonctionnement des fleuves et des zones côtières et permettant de lutter contre l’érosion marine, sont bloqués derrière les ouvrages, posant des problèmes de plus en plus coûteux aux sociétés humaines. (...)
restaurer le « bon état de santé d’un cours d’eau », réparer sa continuité écologique constitue un moyen de lutte efficace contre le changement climatique.
En France, ce mouvement a commencé dès 1996, avec l’effacement du grand barrage de Kernansquillec sur le Léguer, dans les Côtes d’Armor et sur la Loire, à partir de 1998, avec l’effacement des barrages de St Etienne du Vigan, Maisons Rouges et Blois.
Mme Royal, la ministre de l’Environnement qui préfère le béton à la biodiversité (...) à rebours de ses cinq prédécesseurs, tous engagés pour les effacements (...)
le programme d’effacement des barrage sur la Sélune, doté d’un budget de plusieurs dizaines de millions d’euros, est accompagné d’actions de développement locales ambitieuses et d’un projet de recherche innovant, porté par l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), dont l’objectif est de suivre les différentes étapes de la restauration et d’apporter une réelle expérience quantitative, qui manque actuellement pour des opérations de ce type et de cette ampleur.
Intransigeante, s’appuyant sur une partie de la population locale mal informée et angoissée face au changement, la ministre de l’Environnement bloque cet investissement prometteur pour un territoire et sa biodiversité. Elle préfère conserver des ouvrages du siècle passé « parce qu’on ne détruit pas un barrage pour faire monter des saumons ». Les adultes remonteront la rivière en camion, a-t-elle suggéré récemment. Et les juvéniles, lors de leur descente en mer, deviendront-ils des poissons volants pour franchir les barrages ? (...)