
Dans son livre « Les chasses à l’homme », le philosophe Grégoire Chamayou se penche sur l’histoire de la violence du pouvoir sur ceux qu’il estime indésirables. Des esclaves, aux Juifs, jusqu’aux sans-papiers ou aux Roms, il relève que cette forme de prédation des dominants s’appuie davantage sur des structures sociales établies que sur un racisme ordinaire. Un éclairage précieux sur le rôle de l’État et son rapport à l’exclusion.
(...) Lorsque Bush lance la guerre en Afghanistan, il invite les « nations qui aiment la liberté à se joindre à nous dans une chasse à l’homme internationale » [1]. Nous avons là un discours de guerre présentée comme une guerre-chasse, menée contre des ennemis de l’humanité réduits au rang de proies universelles. La réduction rhétorique de l’ennemi à une bête nuisible autorise la plus extrême violence, et ce en dehors des cadres classiques du droit de la guerre. Les opérations militaires ont, elles-mêmes, été théorisées par le Pentagone comme une traque plutôt qu’un duel. On a largué, par avion, des milliers d’affichettes « wanted » avec le montant des récompenses. Il s’agit d’une guerre cynégétique, où les civils sont tirés comme des lapins, depuis des hélicoptères. (...)
L’établissement d’un rapport de domination présuppose une forme de chasse à l’homme. Un pouvoir, pour s’exercer, doit commencer par capturer ses sujets. (...)
Que les chasseurs soient chassés à leur tour, que la violence d’État se heurte à des résistances, y compris par la force, c’est dans l’ordre des choses. Que l’on refuse d’être des victimes ou des proies passives, c’est également nécessaire. Mais cela n’épuise pas la question. Le problème, c’est de savoir quel type de sujet politique on souhaite devenir. (...)
Le danger est que le cri de vengeance se fixe en une politique réactive. Le problème politique de la vengeance, c’est que celle-ci tend, en même temps qu’elle s’assouvit, à se venger aussi de celui qui s’y livre, le faisant devenir malgré lui l’exact reflet de ce qu’il combattait. C’est le piège du retournement simple du rapport de prédation, qu’illustrent tous les récits de chasse à l’homme : l’ancienne proie, pour survivre, est devenue chasseur. Elle a survécu, mais avec elle aussi la structure même de ce qu’elle avait eu à subir, et dont elle se fait à présent l’agent. Or le défi, ce n’est pas simplement de renverser les rôles, d’inverser les termes du rapport d’agression, mais de l’abolir. Dépasser cette logique en miroir est vital pour des mouvements de libération. (...)
L’acte fondateur de la politique xénophobe est de tracer, au sein de la population, une frontière entre ceux qui doivent être protégés et ceux qui peuvent, ou doivent, être exclus de la protection. (...)
Il faut (...) s’interroger sur le rapport entre répression des révoltes populaires et violence coloniale. Si l’on remonte dans le temps, est-ce un hasard qu’en France, au 19e siècle, les généraux qui ont réprimé les insurrections ouvrières avaient presque tous fait leurs armes dans les armées d’Afrique ?