
Tandis que les Nations unies annoncent la famine et 12,4 millions de personnes menacées par la sécheresse dans la corne de l’Afrique, radio et télévision relaient en boucle un appel au don de l’Unicef agitant des chiffres effrayants, quand une ONG comme Oxfam accuse le gouvernement français d’avoir des oursins dans les poches. De son côté, Rony Brauman critique l’exploitation d’un discours catastrophiste et l’utilisation abusive de chiffres cités dans les médias comme on sort un lapin d’un chapeau
Rony Brauman : En dépit du manque d’images et d’informations recoupées et substantielles, le simple fait qu’entre 1000 et 3000 personnes franchissent quotidiennement la frontière kenyane ou éthiopienne témoigne à lui seul de la gravité de la situation : on ne part pas à la légère du lieu où on réside habituellement. Autrement dit, nul doute que la situation est grave en Somalie. Mais en disant cela, je reste relativement vague par incapacité à décrire ce qui s’y passe vraiment. Les gens qui partent fuient-ils une zone de guerre ou de persécution, ou bien parce qu’ils ne trouvent plus de moyens de subsistance ? Pour les deux raisons combinées, probablement. En dépit des nombreuses analyses et descriptions chiffrées, des rapports en provenance des Nations unies ou des ONG, on n’arrive pas à le savoir. (...)
Ce chiffre de 12,5 millions de personnes répartis sur une demi-douzaine de pays n’a pas de signification autre que celle d’un signal d’alarme tiré par les Nations unies pour alerter d’une crise extrême. Je pense toutefois qu’il s’agit d’une mauvaise stratégie. D’abord parce qu’à avancer des chiffres à six zéros et empiler les millions de victimes, on finit par faire la preuve de sa propre insignifiance et à écraser sous le poids des horreurs les gens qu’on cherche à mobiliser. Par ailleurs, ceux qui avancent de tels chiffres s’exposeraient au ridicule si les journalistes n’étaient pas frappés d’amnésie.
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Notons d’ailleurs que ces incertitudes sont dues aux difficultés d’accès aux régions concernées, ce qui renvoie aussi aux responsabilités locales et aux dirigeants politiques somaliens. (...)
les famines sont des phénomènes difficiles à prévoir et que parler de famine potentielle est un abus de langage. On parle actuellement d’une famine qui gagnerait l’ensemble de l’Est africain sur le mode d’une épidémie qui s’étendrait en nappe. Ça ne se passe pas comme ça, ce ne sont jamais des régions entières qui sont atteintes, mais des territoires localisés. De plus, le Kenya, l’Ouganda, le sud-Soudan diffèrent par de nombreux aspects. Les regrouper dans un ensemble « Corne de l’Afrique » n’a pas de sens en l’occurrence. (...)
Je crois qu’il y a dans l’air du temps une croyance -dont les ONG sont porteuses et qu’elles ne font que recycler dans leur propre domaine- dans la toute puissance de l’argent et de la technologie. La guerre en Libye en est encore une manifestation. Je parle de croyance car je situe ce comportement dans l’ordre du religieux, lequel s’accorde fort bien avec des intérêts plus matériels. Rappelons-nous la controverse sur les dons après le tsunami de 2004. (...)
Compte tenu de la pression médiatique croissante et de l’alarmisme extrême, je ne serais pas étonné que l’on propose des escortes militaires pour les convois à venir. Ce serait inepte mais on n’en est visiblement pas à une ineptie près. Sauf à répéter les énormes erreurs de l’opération Restore Hope menée en 1992 par les Américains, il va de soi que c’est avec les autorités locales et les intermédiaires locaux -qu’il ne faut ni idéaliser ni diaboliser- qu’il faut organiser tout cela. Sans eux ou contre eux, rien n’est possible, voici une des rares certitudes de la situation. C’est dire aussi que leur responsabilité est engagée, et pas seulement celle des intervenants étrangers. (...) Wikio