Tout au long de ce texte, la féministe et socialiste américaine Hester Eisenstein, auteure de l’essai Feminism Seduced : How Global Elites Use Women’s Labor and Ideas to Exploit the World, se penche sur l’usage éhonté que les grandes entreprises et autres industries font des discours et des principes féministes afin de renforcer, un peu partout, les politiques néolibérales. Sous couvert d’émancipation et de libération perdure l’exploitation, celle de millions de travailleuses. La lutte féministe, insiste l’auteure, ne se mènera jamais « à titre individuel ».
(...) D’abord, « la séduction du féminisme » se réfère à la prolifération d’un recours aux femmes comme main-d’oeuvre bon marché dans les zones franches industrielles (dites ZFI). À cette idée s’ajoute le fait que ce sont les femmes, plutôt que les programmes de développement étatiques, que l’on cible pour éliminer la pauvreté dans les pays en voie de développement. Le patronat, les gouvernements et les grandes institutions financières internationales, comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont tous épousé l’un de ces préceptes fondamentaux du féminisme contemporain — le droit des femmes au travail rémunéré —, afin de justifier l’emploi majoritaire de femmes dans lesdites zones. Et ce malgré les conditions de travail déplorables et la nature extrêmement dangereuse de ces emplois. La mondialisation de la production manufacturière a facilité la sous-traitance des emplois dans les usines de fabrication de vêtements, de souliers, de l’électronique et de plusieurs autres secteurs manufacturiers dans les pays du Sud où les salaires sont extrêmement bas. La majorité de ces emplois se situent dans les ZFI : des zones de libre-échange dont la caractéristique principale est d’exempter les entreprises de l’obligation d’avoir à instaurer des mesures de sécurité et santé au travail, de taxation, de conditions de travail et de droits de douane. Ces zones encouragent le recours par les employeurs à des mécanismes allant à l’encontre des droits des travailleurs, tout en fournissant aux investisseurs étrangers une main-d’oeuvre docile... essentiellement féminine.
« Ce sont les femmes, plutôt que les programmes de développement étatiques, qu’on cible pour éliminer la pauvreté dans les pays en voie de développement. » (...)
Dans les années 1990, un peu partout dans le monde, nous avons vu croître, de façon importante, la publicité et l’activisme déplorant le retour à des conditions de travail désastreuses dans les ateliers de la misère (« sweatshops »). L’auteure Naomi Klein a même laissé entendre que le mouvement pour la justice mondiale est né à la suite de l’indignation de la communauté internationale devant les conditions de travail imposées à la main-d’oeuvre par les multinationales — au nom de marques bien connues, comme Nike (...)
Feldman critique les perspectives simplistes, qui adhèrent selon elle à un modèle « économique déterministe ». Elle reproche notamment aux chercheures féministes de ne pas prendre suffisamment en compte la capacité des femmes à s’autogouverner. Elle soutient que les Bangladaises qu’elle a rencontrées dans le cadre de ses recherches ont été influencées, non pas par des facteurs externes comme les programmes d’ajustement structurel, la privatisation ou encore la libéralisation de l’économie, mais par leurs propres choix, lesquels sont « devenus possibles grâce au parcours de vie complexe et parfois contradictoire de ces femmes ». (...)
La création de la richesse nationale et l’amélioration du niveau de vie sont, en règle générale, le résultat de politiques étatiques de développement — et non pas dues à l’octroi de microcrédits ou à la formation professionnelle des femmes. Le cas de la Corée du Sud est fort révélateur à ce sujet. (...)
Les institutions financières internationales et les pays riches ont créé un mythe laissant entendre que l’on peut enrayer la pauvreté, les épidémies et la malnutrition en soutenant les femmes à titre individuel. C’est un leurre de penser que les femmes et les filles sont la clé de la croissance. Une manière bien simple, à dire vrai, qui permet de détourner l’attention des décideurs politiques, des activistes et de la main-d’œuvre elle-même, à propos des actions sournoises que mènent des groupes comme le triumvirat des « institutions » (l’Union européenne, le Fonds monétaire international et la Banque centrale européenne) — ceux qui cherchent à crucifier les gouvernements grec et syrien, notamment, au nom des intérêts financiers des institutions financières, des détenteurs d’obligations et des pays riches débiteurs. Il est bien sûr évident qu’il faut investir dans l’éducation, la formation, les droits reproductifs, l’accès à des soins de santé et l’autonomisation des femmes et des filles, afin qu’elles soient aptes à faire leurs propres choix quant au travail, au mariage et à leur sexualité. Mais ces principes fondamentaux du féminisme ne peuvent pas être acquis en appuyant les femmes individuellement. Encore moins dans un contexte où la société tout entière s’avère aux prises avec les politiques d’austérité imposées par le fondamentalisme néolibéral du marché.