
Quand j’arrive sur la plage de galets, le premier cadavre que je vois est celui d’un bébé. Il doit avoir neuf ou dix mois, il est chaudement couvert et porte un bonnet. Une tétine orange est accrochée à ses habits. A côté de lui gisent un autre enfant, âgé de huit ou neuf ans, ainsi qu’une adulte, leur mère peut-être.
Sur le moment, je ne sais pas quoi faire. Je prends quelques photos. Je parcours la plage, je vois le corps d’un autre enfant sur un rocher. Par la suite je ferai des cauchemars, je serai durant des heures incapable de parler, mais à cet instant je ne ressens rien de particulier. Les gendarmes turcs sont occupés à ramasser d’autres noyés échoués sur la plage après le naufrage de la nuit précédente. Il y a tellement de cadavres… Je n’arrive pas à les compter.
(...) Au moment où j’arrive à la base, une navette vient d’accoster. Des corps enveloppés dans des housses en plastique sont en train d’être débarqués. J’en compte une dizaine. Il y a de nombreux rescapés aussi, dont beaucoup de femmes et d’enfants. Je m’approche. Ils viennent de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan, mais aussi de Birmanie et du Bangladesh. Ils sont en état de choc. Ils me racontent qu’il faisait beau, que la mer était calme, mais qu’ils étaient beaucoup trop nombreux sur le bateau. C’était une petite embarcation conçue pour promener les touristes, et dont la capacité est de vingt ou trente passagers au grand maximum. Quand elle a sombré, plus de cent migrants s’entassaient à bord. Chacun avait payé 1.200 euros aux passeurs. (...)
Au cours de ma carrière de photojournaliste, j’ai couvert des crises, des émeutes, des attentats. J’ai déjà vu des morts. Mais ça, c’est pire que tout.
En regardant ce petit corps, je me demande pourquoi tout cela. Pourquoi cette guerre interminable en Syrie. Je suis fou de rage contre tous ces politiciens qui ont causé cette tragédie, contre les passeurs qui envoient tant de gens à la mort.
Puis un gendarme arrive, soulève l’enfant et le dépose dans un sac en plastique. Lui aussi il pleure.